Trop vieux, trop laid, mal aligné… L’arbre est condamné, il doit partir.
Hein, quoi ? Non, mais ça ne va pas la tête ! Me dire ça, à moi ! Mais j’ai plus de cent ans, mon bon monsieur, et cette ville est aussi la mienne.
En plus, excusez-moi mais la manière de me l’annoncer est peu élégante. Une petite affiche placardée sur mon tronc et me voici désormais condamné à l’opprobre général. Vous savez pourtant bien comment les gens sont : ils me voient peut-être déjà mort et dès ce moment je deviens transparent et sans intérêt à leurs yeux. Si ça se trouve, peut-être que certains ont déjà pris une option sur mon bois.
Et puis que vont penser mes voisins, qui sont également mes meilleurs amis, arbres de leur état ?
Quoi ? Condamnés eux aussi ? Eh bien, vous n’y allez pas par le dos de la cuiller, dites-moi. C’est une punition collective, c’est ça ? Ou alors un règlement de comptes, parce que n’avez toujours pas digéré cette histoire où l’un de mes congénères s’est évanoui un beau soir, écrasant l’une de vos grosses boîtes de métal sur roues.
Qu’ai-je fait de mal, je vous le demande. Ah, elle est belle votre démocratie, si le principal accusé n’a pas le droit de se défendre et d’exposer ses arguments ! Pire, je n’étais même pas au courant qu’un procès me concernant était en cours, sinon, vous pensez bien, je serais venu me défendre.
En plus, pardonnez-moi mais vos arguments me semblent bien légers. Même pour les arbres, le jeunisme sévit, si je comprends bien. Mais qu’y connaissent-ils, ces blancs-becs d’arbres par lesquels vous comptez me remplacer ? Que savent-ils de cette ville que j’ai vu passer d’une grosse bourgade – un chef-lieu de sous-préfecture, comme l’a dit un jour un de vos ministres – à cette métropole moderne au cœur de l’Europe ? Savent-ils comme moi bien traiter les oiseaux qui viennent faire leurs nids dans leurs branches ? Ah, j’en ai vu, moi, des dizaines de générations d’oiseaux, et si vous saviez comme ils m’ont toujours remercié pour l’accueil et la qualité du service, et m’ont recommandé à leurs condisciples à plumes. Vous savez, nous les arbres, nous n’avons pas attendu vos systèmes de recension où les visiteurs décernent des étoiles à leurs hôtes, nous l’avons déjà depuis la nuit des temps.
Vos commentaires sur l’esthétisme me semblent bien désobligeants. Si c’est une question de couleur de feuilles, vous savez bien que les miennes changent tout au long de l’année, au gré des saisons… enfin, jusqu’à ce que vous ayez définitivement détraqué le climat, où là je ne répondrai plus de rien. Et si mon écorce se raidit à mesure que je prends de l’âge, sachez aussi que mes formes particulières ne sont que le reflet d’une histoire mouvementée. Quand il y a un incendie, tandis que vous fuyez tous aux abris, nous les arbres nous restons courageusement à notre place pour affronter notre pire ennemi. Alors, oui, forcément, ça laisse parfois des traces. C’est dingue de penser que lorsque c’est un vaillant guerrier qui est blessé au combat, on le décore et ses cicatrices à vie lui valeront une admiration sans bornes. Alors que l’arbre, on se limite à ne pas trouver cela joli… De surcroît, les visiteurs de passage ou les amoureux s’amusent à graver des messages sur mon tronc, et je les laisse faire, avec bienveillance. Pas plus tard qu’il y a quelques semaines, deux voisins sont même venus m’offrir un petit chandail multicolore, tricoté à la main, qui tombe à point nommé pour me tenir chaud cet hiver. Il est un peu moulant mais ça va, je ne me plains pas trop, je trouve qu’il me va bien.
Mal aligné… mon Dieu, je crois rêver ! Dans votre capitale, assemblage improbable de maisons de tous âges, où aucune rue ne ressemble à une autre, subitement il faudrait réaligner. Et dans quel but ? Transformer des lieux de vie en une sorte de canyon afin d’y fluidifier le transport, quel anachronisme ! Pensez-vous vraiment que les canaux, rectilignes et sans âme, soient plus beaux que les rivières ? Ou voulez-vous recréer le « charme de l’autoroute » ici dans la ville ? Même les forêts ne sont pas alignées. Enfin, je parle des vraies forêts, pas de ces forêts artificielles aux alignements géométriques ; pour ma part je n’aimerais pas y vivre non plus, de la même manière que vous, les humains, regardez souvent d’un air dédaigneux les barres de logements.
Mais vous savez quoi ? J’ai mûrement réfléchi. Si vous voulez m’arracher à cette place où j’ai vécu toute ma vie, allez-y et prenez-moi ! À quoi bon s’opposer, je sais que vos bulldozers ne feront qu’une bouchée de moi. Ma dernière volonté est que mon bois apporte au moins un peu de chaleur cet hiver aux exclus de votre jolie civilisation.
Et je sais aussi que la roue tourne et qu’un jour viendra où vos descendants repenseront avec nostalgie à cette époque où de beaux arbres embellissaient la ville, et s’emploieront alors à en replanter.
Amis humains qui veulent dompter la nature, je vous quitte avec les mots de Tocqueville : « Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort. »