« Vos billets, s’il vous plaît » demande l’accompagnatrice du train à un passager tranquillement assis sur une des banquettes. Tout au long de la journée, et avec les réflexes de gens rompus à ce genre d’exercice, elle défile sans relâche à travers le long convoi. D’arrière en avant, puis d’avant en arrière et ainsi de suite. « C’est sûr qu’il faut être sacrément physionomiste pour exercer ce genre de métier », se surprend-elle parfois à penser : il lui faut en effet mémoriser en permanence les visages des gens déjà contrôlés tout en identifiant sans erreur les nouveaux venus à bord du train : tout un art. Son instinct ne l’avait pas trompée et c’est effectivement un nouveau passager, et qui lui présente un abonnement parfaitement en règle. Elle continue sa tournée et se désole un peu plus de cette monotonie.
Sur le moment, se faire recruter par une compagnie de transport ferroviaire fait naturellement rêver à l’Orient Express, au Transsibérien ou aux grands aventuriers. On s’imagine vivre une vie trépidante faite de traversées de de paysages grandioses. Le retour à la réalité est parfois un peu brutal lorsqu’on se rend compte qu’à force d’aller-retours on ne sait plus trop si on a déjà dépassé Liedekerke ou Ruisbroek, ou si on fait route vers Welkenraedt ou vers Ostende. Sa montre lui rappelle qu’il est peu avant 22 heures, ce sera bientôt pour elle la fin d’une longue journée, même si celle-ci fut sans grand relief.
Le mouvement étrange d’une silhouette entrevue quelques mètres plus loin derrière la porte de la voiture de première classe vient interrompre le flux de ses pensées. « C’est curieux, se dit-elle, c’est comme si quelqu’un rampait au sol, mais avec une dextérité incroyable. » Elle connaît pourtant tous les « trucs » des fraudeurs, qui se cachent sous les sièges ou sous une montagne de valises pour se dissimuler au moment du contrôle, et ce ne serait pas la première fois que l’on aurait affaire à un passager ivre ou incontrôlable, surtout le soir. « Courage, j’en ai vu d’autres ! » marmonne-t-elle en son for intérieur, pour se donner des forces.
Là, c’est la stupeur. Il n’y a absolument personne dans la voiture de première classe. Personne, vraiment ?
Sagement assise au sol entre deux rangées de fauteuils disposées face à face, la silhouette suspecte se révèle enfin. Quatre pattes, une queue et un long museau, un assemblage de couleurs indéfinissables. Un chien. Avec une sérénité sans faille, il fixe la contrôleuse.
Le moment d’étonnement passé, celle-ci s’inquiète tout de même. Certes, ce chien a l’air tout à fait inoffensif mais s’il est abandonné il n’a rien à faire à bord de son train. Elle se met immédiatement à la recherche du propriétaire légitime, questionnant les voyageurs au hasard puis lançant l’appel général au micro. Las, visiblement, personne à bord du train n’a perdu son chien, ou en tout cas personne ne le réclame.
« Peut-être qu’il appartenait à quelqu’un qui est descendu plus tôt sur la ligne et qui l’a oublié, voire qui a tenté de l’abandonner » se risque un voyageur se voulant serviable. Depuis quelques minutes, un petit attroupement s’est formé autour du chien et les quelques voyageurs présents échafaudent des théories de plus en plus incongrues à son sujet. Il faut dire qu’à chaque arrêt en gare, celui-ci procède à un curieux manège : il se lève et va jeter un bref coup d’œil au quai, avant de regagner le même endroit dans la voiture de première classe.
Voulant en avoir le cœur net, la contrôleuse s’approche lentement du chien et remarque un détail qui lui avait échappé jusqu’ici. Il porte un collier mais autour de celui-ci est suspendue une petite pochette. Ah, peut-être un élément pour notre énigme, probablement le nom et l’adresse du propriétaire. Voilà qui pourrait déjà écarter l’hypothèse de l’abandon. Docilement, le chien se laisse faire.
La pochette révèle son secret, soigneusement plié en huit : c’est un billet de train. Qui plus est un billet de première classe, tout ce qu’il y a de plus valable. Ce chien n’est donc pas abandonné, et visiblement il fait route vers sa destination. Évidemment, l’appellation générique « Zone Bruxelles » figurant sur le précieux sésame ne sera pas d’une grande utilité pour savoir où l’aider à descendre.
Au dos du billet, une mystérieuse inscription écrite à la main : « Je vous ai emprunté Buddy pour la journée, il s’est bien amusé et il connaît le chemin pour rentrer. Merci. »
Premier arrêt en gare de Bruxelles-Midi. Buddy, puisque c’est visiblement son nom, se lève une nouvelle fois en direction du couloir. Scrutant les quais de la gare lorsque la porte s’ouvre, il rebrousse chemin, l’air dépité, et reprend sa place.
Quelques minutes plus tard le train pénètre en gare de Bruxelles-Central. Revenu dans le couloir, le voici qui bondit d’un coup sur le quai aussitôt que les portes s’ouvrent. Visiblement, la gare lui semble familière car il file à toute vitesse et disparaît en quelques instants par les escaliers remontant vers la salle des guichets.
Qui était ce chien, qui était son mystérieux « emprunteur » et pour quoi faire, comment se fait-il qu’il voyage seul comme s’il connaissait le chemin ? Autant de questions qui n’auront de réponse aujourd’hui.
Une seule certitude en tout cas : ce soir, Buddy est rentré chez lui.
Bienvenue à bord du train, Buddy. Il fait amuser, et il s´amuse bien.
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