Je vous connais mieux que vous ne me connaissez

Vers la fin de la matinée, le téléphone d’Alice s’est mis à sonner. Elle était en pleine réunion de travail à l’hôpital où elle travaillait comme psychologue. Voyant que c’était son mari, elle a répondu sans hésiter une seconde.
‒ Je suis aux urgences. On va m’opérer.
Simon paraissait étonnamment calme vu le drame qui lui arrivait.
‒ J’arrive tout de suite ! s’est exclamée Alice, effrayée. Dans sa panique, elle est sortie de la salle de réunion sans un mot d’explication et s’est précipitée aux urgences.
‒ Heureusement que je travaille à l’hôpital, se disait-elle. Si je devais aller de l’autre côté de la ville, je n’aurais peut-être pas le temps de voir Simon avant son opération. Elle s’interdisait d’ajouter « avant sa mort » tant qu’elle ne savait rien de la nature de son problème. Cela pouvait être absolument tout : un cancer fulgurant, une gangrène du doigt auquel Simon se serait blessé en coupant des carottes, une anomalie des organes vitaux…
‒ Nous allons l’opérer de l’appendicite, lui a appris l’infirmière des urgences. Vous ne pouvez plus le voir puisqu’on le prépare pour l’opération. Mais enfin, ce n’est pas grave, calmez-vous, madame, c’est juste une petite opération. Rentrez chez vous et on vous appellera pour vous dire que tout s’est très bien passé.
Alice sanglotait comme si Simon devait être amputé d’un bras. Elle ne se sentait pas capable de retourner travailler aujourd’hui. Elle est rentrée chez elle après avoir téléphoné à sa chef pour lui expliquer la situation et demander un jour de congé.

Ces derniers jours, elle surprenait parfois Simon allongé sur le canapé après dîner, les mains posées sur le ventre. Son expression trahissait une douleur qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Certes, elle savait que Simon était déprimé. Il traversait une période difficile parce qu’il ne trouvait pas de travail. Mais ce n’était pas un homme qui se laissait abattre et elle était sûre qu’il retrouverait bientôt son énergie habituelle.
Parfois, quand un doute la saisissait, elle lui demandait : Tu ne devrais pas aller voir quelqu’un ?
‒ Qui ? lui demandait Simon depuis le canapé où il était allongé.
‒ Un psy, je ne sais pas…. Tu vois bien que tu ne vas pas bien !
‒ J’ai déjà une psy à la maison et je n’ai pas besoin d’en voir d’autre, répondait invariablement Simon, agacé. J’ai mal au ventre, c’est tout. Le dîner ne m’a pas réussi.
Il est vrai que les plats que Simon cuisinait étaient loin d’être appétissants. Alice digérait tout, sauf les humeurs de Simon. La conversation sur sa déprime et ses maux de ventre était devenue si habituelle qu’au bout de quelque temps, on aurait dit un rituel.

De retour à la maison après l’annonce de l’opération, Alice a trouvé l’appartement étrangement calme et désert en l’absence de Simon. Épuisée, elle s’est lourdement assise sur la chaise dans la cuisine, au beau milieu du désordre que Simon n’a pas eu le temps de ranger après le petit déjeuner. En voyant le verre de Simon et les traces de leur vie commune, elle s’est laissé envahir par les reproches.
Moi qui lui conseillais d’aller voir un psy ! Alors qu’il devait avoir tellement mal, le pauvre. Évidemment qu’il était sans énergie ces derniers temps. Qui serait en forme avec des douleurs pareilles ?
Alice s’est mise à verser toutes les larmes de son corps, découvrant que les abîmes de la culpabilité étaient sans fond. Elle aurait probablement continué ainsi encore longtemps si trois coups venant de l’autre côté du mur ne l’avaient interrompue.
Toc, toc, toc !
Les coups se sont répétés, cette fois plus fortement et avec plus d’insistance. Ne sachant que faire, Alice a répondu en frappant trois fois le mur au-dessus de la cuisinière.
‒ Pas trois mais cinq ! a-t-elle entendu une voix répondre de l’autre côté, étonnamment claire et forte. Elle venait de l’appartement voisin où vivait une dame seule. Alice la voyait parfois quand elle sortait promener son chien mais elle ne la connaissait pas plus que ça.
‒ Je ne pouvais pas le savoir, a-t-elle dit pour s’excuser. Et elle a frappé le mur à nouveau, cinq fois cette fois.
‒ C’est bien, a dit la voix. Alors, qu’est-ce qui lui arrive ?
‒ À Simon ?
‒ Non, à mon chien ! s’est indignée la voix, comme si la personne était excédée par tant de stupidité.
‒ Pardon, s’est excusée Alice à nouveau. Mais je suis encore bouleversée, vous voyez.
‒ Ce n’est pas très commode de se parler à travers le mur, a déclaré la voix. Venez me voir et ne pensez surtout pas que ça m’embêterait. J’ai de la sympathie pour vous.

Alice et Simon se connaissaient depuis longtemps, depuis toujours en fait, et étaient mariés depuis peu. Alice était une petite blonde, moins fragile qu’elle n’en avait l’air. Et Simon, avec ses cheveux bruns ébouriffés, ressemblait un peu à un artiste désinvolte alors qu’en réalité, c’était un garçon sage et ordonné. C’est ensemble qu’ils sont venus faire leurs études à Bruxelles, elle de psychologie, lui d’architecture.
Pendant leurs études, ils avaient partagé un logement avec d’autres étudiants, ce qui avait des côtés agréables et d’autres moins agréables. Ils s’étaient promis de chercher leur propre appartement dès qu’ils toucheraient leur premier salaire et en avaient trouvé un dans la commune calme et verte d’Auderghem peu après leur mariage. Après des années de cohabitation bruyante, cet appartement modeste leur semblait être un petit paradis.
Alice n’avait pas eu de mal à trouver un poste dans un service de psychologie à l’hôpital Delta qui était à côté mais pour Simon, c’était plus délicat. Les cabinets d’architecture ne semblaient pas accueillir à bras ouverts les personnes fraîchement diplômées. Il avait donc été convenu que Simon travaillerait pour l’instant à la maison sur un projet personnel. Quant à Alice, elle avait consenti à subvenir à tous les frais du ménage à condition que Simon s’occupe des tâches domestiques.
Cette inversion des rôles traditionnels les amusait autant qu’elle les rendait fiers. C’était une preuve irréfutable qu’ils étaient un jeune couple moderne et solide. Ils aimaient plaisanter devant leurs amis en leur décrivant respectivement leurs journées : Alice qui se levait à l’aube pour aller gagner leur pain et Simon qui poussait son caddy au supermarché, se demandant ce qu’il allait préparer à manger.
Depuis qu’ils avaient emménagé dans cet appartement aux murs quelque peu fins, Alice était intriguée par leur voisine de palier. Elle était d’un âge indéfinissable mais encore loin de la retraite. Quand elle sortait son chien, elle portait des robes d’une élégance raffinée. À l’exception de ces brèves promenades avec l’animal, destinées à le soulager, elle ne sortait ni ne recevait personne.
‒ Tu sais ce qu’elle fait là toute la journée, toute seule ? a demandé un jour Alice à Simon. Comme c’était lui qui passait ses journées à la maison, il était le plus informé.
Cette question a déplu à Simon. Il a répondu sur un ton renfrogné : Qu’est-ce que tu veux que je sache ? Les murs ne sont pas transparents !
‒ Mais enfin, tu dois parfois entendre quelque chose, non ? a insisté Alice.
Simon a coupé court à la conversation.
‒ Cela t’étonne peut-être mais je ne l’épie pas à travers le mur.
Sa réponse a attristé Alice car avant, il ne lui parlait pas comme ça.
Ces derniers temps, Alice trouvait Simon facilement irritable. Pensant que c’était à cause de son projet personnel qui n’avançait visiblement pas si bien que ça, elle prenait mille précautions pour éviter le sujet.
Mais déjà Simon regrettait son comportement brusque.
‒ Elle écrit peut-être des livres, a-t-il avancé, pour se faire pardonner et satisfaire la curiosité d’Alice.
‒ Pourquoi des livres ? s’est étonnée Alice. Ça pourrait être n’importe quoi d’autre !
Simon n’a pas réagi.
Personne ne vient la voir ? a-t-elle continué sa petite enquête, voyant qu’il n’était plus fâché.
‒ Jamais.
‒ Mais enfin, elle ne peut pas être seule au monde ?
‒ C’est peut-être un choix, a répondu Simon. Elle se consacre à quelque chose d’important et ne veut pas perdre son temps à blablater avec les gens.
Alice s’est tue. Depuis quelque temps, Simon non plus n’avait pas envie de voir du monde. Quand ils sortaient, la plupart du temps, c’était elle qui menait la conversation avec les amis et la famille. Simon restait dans son coin sans mot dire. On aurait dit qu’il réfléchissait profondément sur un sujet extrêmement important et qu’il valait mieux ne pas le déranger.
‒ Il travaille tellement, soupirait Alice pour l’excuser, et tout le monde prenait alors un air entendu. Mais au fond d’elle, elle n’en était pas si sûre que ça. En vérité, la question était : que faisait Simon de ses journées, à part faire le ménage (qui laissait à désirer), préparer les repas (souvent juste décongelés et réchauffés) et sombrer encore plus dans la déprime ?
Heureusement, avec son opération, tout cela prenait sens. Avec l’appendice que le chirurgien lui enlèverait délicatement, les souffrances de Simon allaient enfin disparaître et il redeviendrait lui-même. Alice s’est mise à imaginer leur nouvelle vie et ses larmes ont enfin arrêté de couler.

L’élégante voisine l’attendait au seuil de sa porte.
‒ Je vous connais mieux que vous ne me connaissez, a-t-elle déclaré. Ses bras, levés dans un geste quelque peu théâtral, étaient parés de bracelets en or. Elle a posé un léger baiser sur la joue d’Alice.
Alice, qui ne s’y attendait pas, a eu un sursaut mais s’est vite maîtrisée en lui souriant poliment.
‒ Je suis Valérie, annonça la voisine solennellement comme si elle lui présentait la reine d’Angleterre. Et vous êtes Alice, je sais… Entrez, entrez, ne soyez pas timide !
En avançant dans l’étroit couloir qui menait au salon, Alice se demandait comment la voisine pouvait connaître son nom.
L’appartement, élégant et épuré, paraissait presque vide. Au milieu du mur du salon trônait un grand tableau abstrait.
‒ C’est New York, a expliqué Valérie. J’adorais cette ville. Autant que maintenant je la déteste !
Elle a eu un petit rire qui se voulait complice et qui supposait que tout le monde devait adorer New York pour la détester ensuite. Alice, qui n’a jamais visité cette ville et ne s’y connaissait pas en peinture, a préféré se taire.
Valérie, d’un superbe geste de la main, lui a désigné un fauteuil design pour s’assoir. Alice s’est effondrée sur le meuble tout en faisant attention de ne pas l’abîmer.
‒ Qu’est-ce qu’ils ont dit à l’hôpital ? Simon m’a dit qu’il allait aux urgences. Il ne se sentait pas bien du tout ce matin.
Valérie avait l’air sincèrement inquiète. Alice a de nouveau fondu en larmes, oubliant de s’étonner que Simon ait parlé avec la voisine.
‒ Il se fait opérer de l’appendicite en ce moment-même ! a-t-elle finalement réussi à dire entre deux sanglots.
‒ Alors, c’est grave, a déclaré Valérie en palissant légèrement sous son maquillage. Je vais vous servir un verre de rouge. Vous avez vécu un choc, ça va vous faire du bien.
Ce n’était pas une proposition mais plutôt un ordre. Valérie a ouvert un petit buffet rempli de bouteilles d’alcool de luxe et en a sorti une carafe de vin.
‒ C’est un Château Lafite, a-t-elle précisé. Simon l’a trouvé excellent, alors je pense que vous pourriez l’apprécier vous aussi.
‒ Simon est venu prendre un verre chez vous ? a demandé Alice, hébétée, en regardant Valérie verser le liquide précieux dans un verre qui lui paraissait énorme.
‒ Évidemment ! Comment je saurais qu’il aime ce vin, sinon ? a dit Valérie avec un sourire malicieux.
Le verre semblait soudain si lourd qu’Alice a dû le poser sur la table basse se trouvant devant elle.
Il y a eu un silence pendant lequel les deux femmes se sont observées. Valérie était maquillée discrètement et habillée avec goût. Sa robe avait un décolleté un peu osé mais pas vulgaire. En remarquant le noir éclatant de la chevelure de Valérie, Alice s’est souvenue que cela faisait déjà un mois qu’elle voulait aller chez le coiffeur, sans trouver le temps. Elle portait toujours sa blouse blanche qu’elle avait oublié d’enlever. Son maquillage était en désordre complet après avoir tant pleuré mais cela lui importait peu. L’essentiel de ses préoccupations se résumait à Simon.
Alice avait du mal à cerner cette femme. Pourquoi Valérie faisait tant d’effort alors qu’elle ne sortait jamais ? Ses cheveux n’avaient pas l’air très naturels. Était-ce une couleur ? Une perruque ? Valérie ne faisait pas son âge mais quel âge paraissait-elle avoir réellement ? Alice n’aurait pas su le dire.
Valérie a gardé une expression impénétrable pendant tout ce temps et s’est laissé observer sans paraître le moins du monde perturbée, comme si elle avait l’habitude d’être admirée. Puis, considérant cela suffisant, elle a rompu le silence.
‒ Vous savez, Simon est un homme formidable ! Si sensible et affectueux.
‒ Je sais, j’ai de la chance ! Alice a souri nerveusement en se sentant à nouveau envahie par les reproches. Simon était un mari parfait et elle avait été aveugle à ses qualités, ne sachant pas qu’il était tout simplement malade et souffrait.
‒ Pourquoi VOUS auriez de la chance ? s’est étonnée Valérie. Je pensais que ça ne se passait pas si bien entre vous deux !
Alice a hoché la tête. Valérie avait raison. Alice aimait Simon et il lui était d’ailleurs impossible de ne pas l’aimer. Elle ne se souvenait même plus de l’époque où elle ne l’aimait pas. Mais elle doutait parfois que lui l’aime toujours. Il manifestait moins son affection depuis quelque temps. Comme ils s’étaient mariés récemment, Alice pensait, amère, que c’était peut-être le destin de toutes les femmes mariées. Dès qu’elles étaient définitivement conquises, elles devenaient moins intéressantes pour les hommes. Mais voyant Simon si triste, elle se reprochait alors ses pensées cyniques sur l’inévitable désagrégation des couples. C’était normal qu’il lui prête moins d’attention, absorbé par ses propres angoisses et douleurs, comme elle le savait désormais.
Devant Valérie, Alice voulait se justifier.
‒ Depuis que je travaille, j’ai moins de temps pour Simon. Le soir, je rentre fatiguée et le voir chaque fois déprimé…. Ça n’aide pas à construire le bonheur à deux, c’est sûr.
‒ Sûrement pas ! a acquiescé Valérie. Alice avait du mal à discerner si elle le disait avec compassion ou ironie.
‒ J’avoue que j’ai été injuste avec lui, je ne savais pas qu’il était malade, a dit Alice tout bas, tête baissée. Il va se remettre sérieusement à chercher du travail quand il sera débarrassé de son appendicite. Et tout ira mieux entre nous.
‒ Ah, mais Simon travaille déjà ! s’est exclamée Valérie. Vous ne saviez pas qu’il écrivait un livre ?
‒ Non, s’est étonnée Alice. Il me disait qu’il travaillait sur les plans de notre future maison… En fait, je pensais que c’était ça. Il ne voulait pas m’en parler pour me faire une surprise.
‒ Donc, vous ne savez pas qu’il écrit un roman ! a dit Valérie sur un ton à la fois triomphal et réprobateur. Alise s’est sentie comme une épouse indigne.
‒ Écrire a été son rêve depuis toujours, lui a expliqué Valérie. D’après ce que j’ai lu de lui, il a énormément de talent. Ce sera un grand… si vous comprenez ce que je veux dire. Je n’écris pas moi-même, ça non, mais je suis une grande lectrice. Et quand je vois du talent, je le reconnais !
‒ Vous vous trompez. Simon a toujours voulu être architecte, a faiblement protesté Alice. Elle se sentait submergé par les vérités que lui assénait cette femme. En même temps, elle connaissait Simon depuis si longtemps qu’elle était peut-être incapable de voir qui il était vraiment. Tandis que Valérie, qui ne l’avait connu que récemment, pouvait avoir un point de vue plus objectif et peut-être plus juste. Celle-ci a continué à étaler ses idées sur Simon.
‒ Architecte ? Pfff… Dites plutôt que c’est son père qui le voulait. C’est dans la famille. Déjà, le grand-père était architecte, son père n’a pas réussi à l’être alors il a transposé toutes ses frustrations de fils raté sur Simon. Pauvre garçon, avec son âme d’artiste, je me demande comment il a pu supporter toutes ces années d’études alors que l’architecture ne l’intéressait absolument pas ! Mais bon, l’essentiel est qu’il se soit libéré pour réaliser son rêve.
Comme Alice restait bouche bée, Valérie a ajouté : Vous ne pensez pas qu’on devrait réaliser ses rêves ?
‒ Si, si, a bégayé Alice, totalement décontenancée.
‒ C’est quand même étrange qu’il ne vous ait rien laissé lire…
Valérie la regardait à la fois avec incrédulité et dégoût, comme si Alice était un monstre qui torturait Simon et l’obligeait à faire ce qu’il détestait.
Se sentant mal à l’aise et pour changer de sujet, Alice lui a posé une question.
‒ Vous n’avez jamais été mariée ?
‒ Je ne peux vivre avec personne, a déclaré Valérie qui s’est soudainement transformée. Ce n’était plus une harpie qui critiquait Alice mais une amie proche qui lui parlait sur un ton de confidence doux, presque suave.
‒ J’analyse trop les autres, vous comprenez ? Chaque geste, chaque parole… Je ne peux pas m’empêcher d’en tirer les conclusions. C’est embêtant pour les autres et moi, à terme, ça me fatigue. Il me faut une certaine distance, une barrière. Comme un mur, par exemple ! En disant ceci, elle a éclaté de rire, comme si elle se souvenait de quelque chose de drôle.
‒ C’est pour ça que nous nous entendons si bien avec Simon à travers le mur, a ajouté Valérie en faisant un clin d’œil à Alice comme si elle plaisantait. Mais Alice n’était pas sûre du tout que c’était une plaisanterie.
‒ Il faudrait que je trouve quelqu’un qui soit comme moi. Quelqu’un de profond, qui réfléchit beaucoup mais qui ne parle pas tout le temps. Qui garde les choses pour soi et qui… les couche sur papier, par exemple. C’est mieux que les disputes, n’est-ce pas ?
Valérie a dit la dernière phrase avec un ton soudainement si narquois qu’Alice a bondi du fauteuil. Elle a enfin compris qui était Valérie. Une hydre sournoise, une femme vampire qui voulait faire une incursion insidieuse dans leur vie de couple. Mais elle ne la laisserait pas faire.
Alice était si bouleversée par sa découverte qu’elle a presque renversé le verre de vin auquel elle n’avait d’ailleurs pas touché.
‒ Je dois y aller.
‒ Je comprends, a dit Valérie sur un ton sec, comme si elle avait vu qu’Alice avait dévoilé ses stratagèmes. Je vous raccompagne.
Sur le palier, avec une politesse minimale, les deux femmes ont pris congé l’une de l’autre. C’était comme si les hostilités avaient éclaté, par un accord mutuel et tacite.

Rentrée chez elle, Alice a enlevé sa blouse et s’est précipitée dans la salle de bains. Elle était trempée de sueur et avait envie d’hurler. Seulement elle ne voulait pas que Valérie l’entende et jubile. Sous la douche, elle se répétait en boucle pour se calmer : sale garce malsaine et manipulatrice ! Elle voulait me faire croire que Simon allait chez elle ! Je ne suis peut-être jamais allée à New York et je ne bois pas de Château Lafite mais je ne suis pas conne !
Elle est sortie de la douche ragaillardie. Au même moment, le téléphone s’est mis à sonner et elle s’est précipitée pour répondre. Entendre la voix de Simon l’a immédiatement rassurée. Toute la conversation avec Valérie n’était plus qu’un lointain cauchemar.
‒ L’opération s’est bien passée ?
‒ Très bien, c’était rapide.
Alice était soulagée. Simon allait bien à nouveau et tout se remettait en place. Elle a eu une envie subite de lui raconter ce qui s’était passée chez la voisine, comme une curiosité amusante. Ils allaient en rire ensemble.
‒ Simon, il faut que je te parle !
‒ Moi aussi. J’ai beaucoup réfléchi sur nous deux ces derniers temps. Il vaut mieux que je déménage. Pas très loin, ne t’inquiète pas…

Depuis que Simon avait pris ses affaires pour s’installer chez la voisine, la vie d’Alice était devenue un immense désert. Elle travaillait de manière acharnée à l’hôpital pour retarder le moment où elle devait rentrer chez elle, dans ce petit appartement qui lui était insupportable depuis que Simon n’y habitait plus. Elle hésitait à déménager. Ce serait plus sain pour elle de ne plus le savoir de l’autre côté du mur, avec cette femme qui l’a pris sous son aile ou plutôt dans ses filets. Mais elle n’en trouvait pas la force.
L’espoir de croiser Simon sur le palier la retenait là. Parfois, quand elle partait au travail, elle tombait sur lui. Il sortait le chien qu’il traitait visiblement avec beaucoup d’affection. Alice en était encore plus jalouse mais ne parvenait pas à le détester pour autant. Simon paraissait frêle dans un manteau qu’elle ne lui connaissait pas et qui devait être un cadeau de Valérie. Trop chic, trop grand.
Simon lui disait timidement bonjour, sans oser lever les yeux vers elle. Alice marmonnait quelque chose d’incompréhensible en guise de réponse et se précipitait pour descendre l’escalier au plus vite. Voir Simon était comme recevoir un coup de poing directement dans le ventre. En bas, elle devait s’arrêter un moment pour reprendre son souffle avant de sortir dans la rue. Ces brèves rencontres étaient une souffrance pour elle mais elle ne pouvait pas y renoncer. Vivre sans Simon était une chose mais ne plus le voir du tout en était encore une autre.
Certains soirs, elle prenait un verre, le mettait contre le mur et y collait son oreille. C’était pour saisir des bribes de leurs conversations. Simon était-il heureux, comblée avec Valérie comme il ne pouvait l’être avec elle ?
Elle entendait seulement le rire de la voisine, parfois de la musique. Elle imaginait Simon allongé sur le canapé en train d’admirer le tableau de New York, sa tête posée sur les genoux de Valérie qui lui caressait les cheveux d’une main experte. Alice ressentait alors un tel malaise qu’elle devait s’assoir sur la chaise de la cuisine et attendre que sa tête arrête de tourner. Elle se détestait de faire ça mais ne pouvait pas s’empêcher de les épier une fois de plus.
Simon lui manquait terriblement. Leur premier anniversaire de mariage approchait et elle craignait cette date comme la peste. Pour survivre au choc émotionnel, elle a commandé un Château Lafite sur Internet. Puisque c’était le vin que Simon aimait, elle allait célébrer l’événement en en buvant. Elle espérait en secret que la bouteille allait se casser pendant le transport mais elle est arrivée intacte dans son coffret élégant.
Le jour fatidique, Alice a bu le vin précieux au goulot devant la télévision, sanglotant plus fort au fur et à mesure qu’elle devenait de plus en plus ivre. À minuit, elle a vomi tout le Château Lafite qu’elle avait ingurgité et s’est couchée. Au réveil, elle s’est sentie un peu mieux mais a estimé que ce n’était pas suffisant pour aller travailler. Elle a appelé sa chef, prétextant une maladie pour passer sa journée au lit, continuer à regarder la télévision et se gaver de chocolat en guise de consolation. Un an de mariage ! Quel désastre, se disait-elle.
Pendant une des publicités innombrables à la télévision, elle est allée vérifier dans le réfrigérateur s’il y avait autre chose à manger que du chocolat. À ce moment-là, elle a entendu un claquement de porte, un jappement de chien et le bruit de talons aiguilles dans l’escalier : la voisine est sortie avec le chien. Elle savait qu’elle en aurait pour un moment avant que le chien ne marque son territoire à tous les endroits habituels du quartier.
Sans réfléchir, Alice s’est rapprochée du mur qu’elle a frappé trois fois d’un coup sec. Pas de réponse. Évidemment, pensait-elle amèrement. Pourquoi Simon lui répondrait ? Il était bien chez Valérie qui le gâtait et le prenait pour un grand artiste avec une carrière brillante devant lui. Chez elle, tout ce qu’il avait droit à faire, c’était de cuire les pâtes et de vider la poubelle. Le contraste entre les deux ménages était saisissant. Elle devait se mettre une fois pour toutes dans la tête que Simon ne reviendrait jamais.
Armée d’une nouvelle tablette de chocolat (puisqu’il n’y avait rien d’autre à manger), Alice s’apprêtait à regagner la chambre pour continuer à regarder une série. Quand soudain, elle a entendu un bruit derrière le mur. Et puis cinq coups distincts.
Traversée par un espoir inattendu, elle a posé son oreille contre le mur. Elle a eu l’impression d’entendre un profond soupir qui était d’une tristesse inouïe. Son cœur s’est serré.
‒ C’est toi, Simon ?
En réponse, un autre soupir s’est fait entendre derrière le mur, encore plus désolant que le précédent.
Elle a jeté un coup d’œil sur la table pour vérifier qu’il restait encore un peu de Château Lafite dans la bouteille. Il y en avait suffisamment pour un petit verre. Alors, elle a décidé de se lancer dans la bataille.
‒ Simon, écoute-moi ! Ce n’est pas très commode de parler à travers le mur. Viens me voir !
‒ Je ne voudrais pas te déranger, dit Simon d’une voix étouffée mais dénotant clairement qu’il était ravi de sa proposition.
Alice l’a attendu sur le seuil de la porte. Elle avait eu le temps d’enfiler une jolie petite robe et même de se mettre du parfum. À peine la porte de leur appartement fermée, Simon est tombé dans ses bras. Elle lui caressait les cheveux, respirant leur odeur si familière. Simon la serrait très fort.
Dans la cuisine, il a tressailli en remarquant la bouteille du Château Lafite sur la table.
‒ Tu veux un verre ? lui a demandé Alice.
‒ Plutôt un Coca, a répondu Simon.
En lui servant à boire, Alice a eu tout à coup la certitude qu’il reviendrait. Si ce n’est pas ce soir, ce sera demain. Ce qui s’est ensuivi n’a fait que confirmer ses suppositions.
‒ J’ai beaucoup réfléchi sur nous deux, a dit Simon timidement.
Il parlait avec une lenteur étrange, comme si lui-même découvrait ce qu’il allait dire et s’en étonnait.
‒ J’ai compris que je n’étais pas écrivain. Valérie est complètement tyrannique et ne veut rien comprendre. Je vais me remettre à chercher un boulot dans un cabinet d’architecture…
Alice s’est sentie transpercée par la souffrance et la tristesse dans sa voix. On dirait un repenti revenu à la raison. À la maison.
Soudain, le bruit des talons aiguilles et un jappement de chien s’est fait entendre sur le palier. Simon a pris la main d’Alice et a levé des yeux affolés vers elle comme pour la supplier de ne pas le dénoncer. Tous deux ont retenu leur souffle, pétrifiés par la peur.
‒ Simon !
La voix de l’autre côté du mur laissait deviner le désarroi de la voisine.
‒ Simon ? Où es-tu ?
La colère de l’hydre montait au fur et à mesure qu’elle cherchait en vain celui qui était tapis à quelques pas de là.
Elle a fini par deviner ce qui était en train de se passer.
‒ Réponds-moi, Simon !
La voisine s’est mise à tambouriner sur le mur. Puis à y asséner des coups violents, accompagnés de hurlements inarticulés.
Alice et Simon se sont serrés l’un contre l’autre, comme deux enfants qui veulent échapper à une punition, et sont restés ainsi immobiles, sans dire un mot.

Veronika

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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1 Response to Je vous connais mieux que vous ne me connaissez

  1. Angelilie says:

    J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.

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