Tous les enfants rêvent de vivre dans les arbres. Chez moi, ce désir d’enfance a tourné à l’obsession. Quand j’ai vu la tour Eiffel sur une carte postale, j´ai compris que c’était ce qu’il me fallait. Un arbre métallique, géant, prêt à accueillir tous mes fantasmes. Hélas, il poussait loin de Bruxelles.
Pendant des années, j’ai harcelé mes parents pour aller visiter Paris. Mais ma famille préférait passer ses weekends à la campagne où mes parents cultivaient des concombres avec le fanatisme des convertis à la vie paysanne. J’arrachais à contrecœur les mauvaises herbes du potager familial tout en parcourant dans mon imagination les grands boulevards parisiens. Je vivais dans une autre réalité, eiffelisée, délirante. Je ne pouvais aimer les légumes longs, verts et insipides auxquels mes parents vouaient un culte absurde. J’adorais la tour Eiffel, longiligne et élancée.
Mon rêve ne s’est réalisé qu’à seize ans lors d’un voyage scolaire dans la capitale française. En montant la tour, j’ai dû bon gré mal gré supporter les beuglements enthousiastes, presque hystériques de mes camarades de classe. Je les maudissais en grimpant les 1665 marches qui me séparaient du sommet, tout en tremblant d’impatience et d’émotion. Mais la vue d’en haut valait tous les sacrifices. La tête me tournait, j’en avais les larmes aux yeux mais je les cachais soigneusement pour éviter d’être la risée des autres. Le vent fouettait mon visage, je me sentais comme ivre et c’était sublime.
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir un appartement au 4e étage de la tour. L’ingénieur Eiffel se l’était fait construire pour y recevoir des visites de prestige, notamment celle d’Edison. Mon rêve n’était donc pas complètement fou ! On pouvait habiter sur la tour Eiffel. En théorie, du moins, puisque mes modestes moyens me permettait tout juste de m’acheter un pin’s de la tour et aucunement un appartement au sommet. Je suis rentré désillusionné à Bruxelles, littéralement malade à l’idée que vivre dans les hauteurs n’était réservé qu’à certaines personnes.
Pour me sauver, j’ai cherché un but moins inaccessible et plus réaliste. Je me suis rabattu sur l’Atomium. Jusque-là, notre fierté nationale de l’Expo 58 n’avait pas retenu mon attention mais je me suis vite convaincu de mon erreur. Moins haut – 102 mètres contre 324 pour la tour mythique, ce monument est aussi plus robuste et moins élégant. Cependant, il paraît plus moderne avec ses airs de vaisseau cosmique abandonné par quelques extraterrestres distraits. Passer d’une boule à l’autre à l’aide d’un escalier étroit promettait un divertissement réjouissant.
À peine une semaine après la tour Eiffel, j’ai visité le modèle du cristal de fer. Comme c’était le weekend, j’ai dû batailler pour résister aux pressions familiales. J´ai refusé net d’aller m’occuper des concombres, ce qui a provoqué de vives contestations de mes parents. Mais j´ai tenu bon.
Pour la première fois, j´ai pu ainsi m’approcher de mon nouvel objet de désir. Contrairement à la tour Eiffel, on ne monte pas sur l’Atomium. On y pénètre plutôt et c’est le début d’un long périple d’une sphère à l’autre. Ce que je trouvais intéressant, c’est que le sommet n’est pas plus important que les autres parties. Ce monument ne célébrait pas l’individualisme hautain mais l’importance égale de chacun, si tant est qu’on puisse comparer un individu à un atome. Quoi qu’il en soit, j´ai été instantanément conquis. Oubliés les boulevards parisiens, oubliée la tour Eiffel.
Cette visite était la première d’une longue série. Ma nouvelle passion a conduit inévitablement à une rupture avec ma famille. Je ne venais plus jamais à la campagne avec eux. À eux les plaisirs rustiques, à moi l’Atomium. Mon père ne me parlait plus, ma mère versait toutes les larmes de son corps. Pour eux, j’étais un cas perdu. J´ai fini par quitter la maison et me suis mis à chercher du travail.
Quand j’ai appris que la ville recrutait des surveillants de musée, je me suis présenté immédiatement. Mes futurs employeurs ont été impressionnés par mes connaissances du patrimoine industriel bruxellois et je n´ai pas tardé à être nommé gardien de mon monument préféré. La possibilité de passer des heures à l’intérieur de l’Atomium me donnait d’abord le vertige. Mais bientôt, cela ne me suffisait plus. Je rêvais d’y passer au moins une nuit pour ne l’avoir que pour moi, sans les visiteurs.
Mais comment faire ? Je n’étais pas le seul à surveiller les sphères. Mon collègue Roland, un gros moustachu à la mine perpétuellement renfrognée, contrôlait le moindre de mes gestes. Son regard suspicieux m’encombrait. Quand j´ai déposé quelques objets personnels dans une boule pour y créer une sorte d’espace intime, il m´a repris sèchement : “Ne laisse pas traîner tes affaires.”
J’aurais tellement aimé accrocher un petit tableau au mur par ci, déposer un bibelot par là pour me sentir comme chez moi mais Roland s’y opposait fermement. À l’heure de la fermeture, il vérifiait tout, puis fermait derrière moi en faisant tinter les clés de manière tyrannique. Il était clair qu’il ne me laisserait pas passer une seule nuit sur place.
Comment m’emparer de ses clés pour devenir le maître des lieux ? Un temps, j’ai pensé mettre quelque chose dans son café pour le rendre malade et l’empêcher de venir au travail. Mais il ne buvait pas de café. Il venait avec son thermos plein de thé qu’il gardait toujours sur lui. L’empoisonner était impossible. Il n’y avait qu’une seule possibilité : l’éliminer.
Tout d’abord, j´ai vérifié si son absence pourrait passer inaperçue. Roland était divorcé, sans enfants. D’après ce que je savais, ses parents étaient morts. Il n’avait pas d’amis et passait le plus clair de son temps libre devant la télé en vidant des canettes de bière. La seule personne qui pourrait s’étonner de sa disparition était la caissière Marie Lou, mais elle était myope et pas très futée. Il suffirait de lui dire que Roland avait démissionné sur un coup de tête.
Évidemment, se débarrasser du cadavre était la tâche la plus ardue. Mais pourquoi ne pas le cacher dans une des boules de l’Atomium? J’en serai bientôt le maître unique et pourrai disposer de l’espace à ma guise.
Un soir où tout le monde était parti, j’ai enroulé un fil de fer autour de la gorge de Roland. Il était si surpris qu’il ne s´est presque pas débattu. Comme il n’opposait qu’une résistance symbolique, j´ai compris que la mort était une libération pour lui. Cet homme sans passion n’avait pas su profiter de la vie.
J’ai ôté délicatement le trousseau de clés de sa main et au prix d’un gros effort (Roland était plutôt corpulent), j’ai emballé le cadavre dans plusieurs sacs plastiques. Je l´ai placé dans un cagibi que j’avais soigneusement préparé à cet effet. À l’entrée de la sphère, j´ai mis une pancarte TEMPORAIREMENT INACCESSIBLE. Les touristes allaient râler au lieu de m’être reconnaissants de leur épargner l’odeur du mort mais je ne m’attendais à des applaudissements de personne.
Dès ce jour, ça a été la fête. Au sens figuré comme au sens propre. Je ne quittais plus l’Atomium et j’y ai déménagé la plupart de mes affaires. J´ai condamné l’accès d’une autre boule pour y installer mon petit chez moi. J’y dormais régulièrement et y invitais des connaissances pour des fêtes entre amis. J’y recevais des visites personnelles comme Eiffel avec Edison, sauf que c’étaient plutôt des visiteuses impressionnées par le fait que j’habitais cet endroit merveilleux. Plus d’une fois, de jolies filles qui d’ordinaire ne m’auraient même pas remarqué s’étaient laissé séduire à peine avaient-elles franchi le seuil de ma nouvelle demeure. Me réveiller le matin dans cet endroit magique était un vrai cadeau de la vie. Roland ne me gênait pas. Il y avait largement de la place pour nous deux, lui dans une sphère, moi dans l’autre.
Puis, les choses se sont gâchées. La caissière Marie Lou a commencé à me poser des questions embarrassantes. J’ignorais que cette vieille fille aux grosses lunettes et aux cheveux horriblement frisés avait jeté son dévolu sur notre défunt collègue. Roland lui était apparu comme sa dernière chance de fonder une famille. Très têtue, elle ne voulait pas se contenter de mes explications évasives. Elle s’était littéralement accrochée à cet espoir-là.
Je lui ai proposé mon humble personne en remplacement. C’était un sacrifice, elle n’était ni très amène ni avenante. Mais Marie Lou croyait devoir rester fidèle à Roland qui, comme elle l’espérait, allait revenir un jour.
Finalement, elle s´est mise à fouiller partout, comme si elle soupçonnait qu’il était caché quelque part dans l’Atomium. En cela, elle avait raison mais évidemment, je ne pouvais pas le lui avouer.
“C’est étrange que Roland ait disparu sans rien dire,” m´a-t-elle fait remarquer. “J’ai sonné chez lui mais il n’ouvre pas. Ses voisins ne l’ont pas vu depuis longtemps non plus.” Sur ce, elle a posé sur moi un regard lourd de suspicion. Ses yeux semblaient énormes derrière ses gros verres et me donnaient la chair de poule.
Le lendemain, je l´ai trouvé devant le cagibi dans lequel dormait Roland d’un sommeil éternel. “Passe-moi la clé,” m’a-t-elle ordonné avec une détermination que je ne lui connaissais pas. Devant mon refus, elle a fini par donner quelques coups de pieds dans la porte qui, heureusement, a résisté. J´ai reculé, horrifié.
“Je vais revenir avec des outils demain,” a-t-elle déclaré. J’ignorais si elle était bricoleuse mais c’était surtout son obstination qui me faisait peur.
Je devais accepter l’inacceptable. À cause de Marie Lou, la vérité allait éclater au grand jour. Dans tous les journaux, on parlerait d’un crime sinistre dans l’Atomium, sans que personne ne comprenne ma passion. Je finirai dans une petite cellule de prison, loin de mon Atomium chéri. Je devais prendre une décision rapidement.
J´ai ramassé mes objets personnels les plus importants et j´ai dit adieu à ma demeure. À Roland dans son cagibi aussi. On ne sait jamais, au cas où la vie après la mort existerait, il valait mieux être poli avec les cadavres.
Le matin suivant, très tôt, quand personne n’était présent sur les lieux, j´ai rempli les sphères d’explosifs. J’avais étudié minutieusement la quantité nécessaire et c’est avec confiance que j’ai allumé mon briquet. Puis, j´ai couru très vite. Derrière moi, une énorme explosion a éclaté et l’Atomium s’est effondré. Je continuais à courir en direction de Paris. Je n’avais plus que la tour Eiffel dans la tête. Finalement, on revient toujours à ses anciennes amours.