Cette passion secrète habitait Jean depuis l’adolescence. Lorsqu’il vit Maria Gloriotti dans un spectacle pour la première fois, à treize ans, il comprit qu’il assistait à quelque chose qui dépassait la simple dimension de la danse. Les muscles de Maria, à peine dessinés sous son costume moulant, propulsaient la danseuse dans des hauteurs insoupçonnées. Envoûtante et vénéneuse, elle évoluait sur scène telle une prêtresse païenne, possédée par une force surnaturelle.
Jean sortit du spectacle bouleversé, tellement ému qu’il ne put partager ses impressions avec personne. Il ne retrouva la parole que le lendemain et ce fut pour parler d’autres choses, banales et tout à fait étrangères à Maria. L’exaltation qu’elle lui avait inspirée était une chose sacrée qu’il garda uniquement pour lui.
Depuis, il guettait les articles publiés sur elle dans la presse, découpait ses photos pour les regarder longuement, enfermé dans sa chambre, et ne manquait jamais l’occasion d’assister à ses spectacles quand elle venait à Paris.
Or, malgré l’attraction de la capitale française, Maria préférait résider à Bruxelles. Que de fois Jean regrettait de ne pas vivre dans la même ville qu’elle ! Il aurait pu la croiser dans la rue et lui révéler l’admiration qu’il lui vouait. Dans son imagination, il était plein d’audace. Mais au fond de lui, il savait qu’il ne pourrait pas prononcer un seul mot s’il la rencontrait. C’était un rêveur plutôt qu’un homme d’action.
Entretemps, sa propre carrière de danseur évoluait. S’il avait hésité pendant longtemps entre le ballet et la danse contemporaine, il était désormais convaincu que sa voie était la modernité. Comme celle de Maria qui devint son inspiration. Il entra dans une école de danse prestigieuse et passait de longues heures à répéter les chorégraphies, inlassablement, jusqu’à la perfection.
L’image lumineuse de Maria lui permit de supporter même les entraînements les plus durs. Parfois, au bord de l’épuisement à force de faire des exercices, il entrait dans une extase où Maria lui semblait plus proche que jamais. Comme si leurs deux corps se mêlaient pour n’en former qu’un. Pendant ces moments, sans le savoir, il épousait les mouvements de la danseuse jusqu’à se transformer en elle. Et c’était le chemin vers l’excellence.
À dix-neuf ans, Jean se vit proposer un premier rôle dans un spectacle qui se préparait à Bruxelles. Dans sa ville à elle ! Il en aurait été ravi si au même moment, Maria n’était pas partie en tournée en Amérique latine. Ainsi, tout espoir d’une rencontre fortuite qu’il avait tant de fois imaginée était vain. Maria lui échappait encore, insaisissable et aérienne.
Il se résigna à son sort et se prépara au voyage. L’idée de découvrir au moins les lieux où elle vivait lui procurait une certaine consolation.
« As-tu déjà trouvé un logement ? », lui demanda son professeur quelques jours avant son départ.
– Non, répondit Jean. C’était d’ailleurs un vrai casse-tête pour lui. Les chambres à louer pas trop cher étaient plus que rares à Bruxelles.
– Si tu es capable de nourrir un chat misanthrope et d’arroser quelques plantes assoiffées, j’ai un bon plan pour toi. Je connais quelqu’un à Bruxelles qui prête son appartement à des jeunes artistes pendant son absence.
Jean accepta volontiers, sans savoir qui était ce mystérieux bienfaiteur. Il nota un numéro de téléphone et ne s’en soucia plus.
Une fois à Bruxelles, il devait récupérer la clé chez une vieille dame habitant le quartier des Marolles. Celle-ci lui donna une adresse quelques rues plus loin. Ses yeux étaient rouges, comme si elle avait pleuré, et son visage ravagé. Il n’osa pas lui demander qui lui avait laissé la clé. L’appartement n’était pas difficile à trouver mais aucun nom ne figurait sur la sonnette ni sur la porte. Comme si l’inconnu préférait rester anonyme.
Dès que Jean franchit le seuil, il se mit à explorer les lieux. C’était un deux-pièces qui paraissait assez sombre. Mais une fois les rideaux du salon ouverts, la lumière transforma tout. Les rayons du soleil dessinèrent des reflets dorés sur le sol et sur les murs. Quelques grains de poussière voletaient dans l’air et les meubles respiraient doucement. Un chat se frotta contre la jambe de Jean en miaulant. Quand il se baissa pour le caresser, il s’enfuit pour disparaître derrière l’une des innombrables plantes qui décoraient l’appartement.
Partout régnait un silence absolu. Jean déballa d’abord sa valise et donna à manger au chat, puis se mit à arroser les plantes. Satisfait, il s’assit dans un fauteuil pour se reposer du voyage. Le lieu lui plaisait, il s’y sentait bien.
Un des livres posés sur une petite table attira son attention. Il le feuilleta distraitement en découvrant un vieux programme de théâtre, servant sans doute de marque-page. Une photo de Maria était imprimée en grand sur le dépliant. Jean tressaillit, il ne s’attendait pas à la trouver là. Le propriétaire de l’appartement aimait probablement la danse et gardait ce programme en souvenir.
Saisi d’une subite envie de connaître l’identité de celui qui l’avait accueilli, Jean se mit à chercher fiévreusement d’autres indices. Dans la salle de bains, il trouva des bouteilles de parfum. C’était une femme, il ne pouvait pas y avoir de doute. Dans les armoires, il découvrit des robes extravagantes, de longs pulls noirs et des chaussures de danse. Cette femme était donc danseuse elle-même. Quel était son nom ?
Il continua à chercher mais en vain. Dépité, il s’assit à nouveau dans le fauteuil. Il reprit le livre et l’ouvrit, sans vraiment avoir l’intention de le lire. Sur la première page figurait une dédicace : Pour Maria. Jean la relut plusieurs fois pour s’assurer que ce n’était pas une illusion. Le nom ne disparut pas, il était bien là. Combien de danseuses qui s’appelaient Maria vivaient à Bruxelles ? Pas beaucoup. Sans doute une seule. Elle-même.
Ce qui lui arriva était tout à fait inespéré et pourtant logique. Comme Maria était partie en tournée, elle avait eu besoin de quelqu’un pour s’occuper de son appartement et de son chat. Devant cette découverte, Jean fut saisi d’une euphorie si intense que c’en fut presque douloureux. Il se sentait plus proche de Maria que jamais.
Le mystère et l’essence du pouvoir envoûtant de la danseuse planaient tout autour de lui. Il se lèverait et se coucherait dans son espace intime, entouré de ses affaires. Il lirait ses livres, mangerait dans sa cuisine et dormirait dans son lit. Jean ferma brusquement le livre et posa ses mains sur ses tempes. Il lui semblait que sa tête s’était mise à tourner. Il ne pouvait croire à son bonheur.
Le lendemain, les répétitions du spectacle commencèrent. Les journées de Jean étaient bien remplies et le soir, il revenait dans l’appartement avec la sensation que Maria l’y attendait. Il s’y sentait comme chez lui, comme s’il menait sa vie à Bruxelles depuis toujours, au point d’oublier son existence parisienne. Il suivait la tournée de Maria dans la presse. Elle apparut brièvement dans le journal télévisé, avec ses yeux noirs et son visage sérieux, concentré. Il la regardait, fasciné.
Quelques jours plus tard, le téléphone sonna. Une voix inconnue, avec un lourd accent étranger, lui annonça que Maria rentrerait plus tôt que prévu. Il ne comprit rien mais devina qu’il devait quitter l’appartement. Une information dans le journal télévisé lui apprit qu’une blessure à la cheville avait obligé la danseuse à mettre fin à sa tournée. Malgré cette terrible nouvelle, une frénésie le saisit. Et un nouvel espoir.
Que faire ? Quitter l’appartement sans rencontrer Maria était impensable. Il devait la voir, lui parler, s’approcher d’elle en vrai. Il décida de l’attendre, malgré l’instruction de quitter l’appartement. C’était peut-être l’unique chance que le destin lui offrait.
Lors de la répétition suivante, il fut moins concentré que d’habitude. Toutes ses pensées allaient vers Maria et il tremblait intérieurement. Lors d’un saut particulièrement difficile, un moment d’inattention provoqua une chute brutale. Jean resta prostré par terre, gémissant de douleur. Sa cheville était foulée, il ne pouvait plus participer au spectacle. C’était la fin de son rêve. Le directeur artistique trouva un remplaçant, remercia Jean et le renvoya.
Le fait de souffrir de la même blessure que Maria ne lui était d’aucune consolation. Jean était en proie aux pensées les plus noires. Il appela ses parents. Dans son état, il n’était pas capable de s’occuper ne fût-ce que des choses les plus élémentaires. Il n’eut d’autre choix que de rentrer à Paris.
Un matin morne, sa mère vint le chercher en voiture. Avant de quitter les lieux, Jean caressa le chat pour la dernière fois. Sa mère l’aida ensuite à descendre l’escalier étroit. Elle alla déposer la clé chez la vieille dame pendant que Jean l’attendait dans la voiture. À travers la vitre, il regardait la vieille aux yeux bouffis prendre la clé. Elle ne dit rien mais le gratifia d’un regard triste, comme si elle connaissait son histoire. Celle de tous les danseurs blessés.
– Bruxelles ne va pas te manquer ? lui demanda sa mère en montant dans la voiture.
Il ravala ses larmes et ne répondit rien. Maria lui échappait à nouveau.
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