La rue Mafalda

« Non, mais c’est très simple, tu ne peux pas te tromper. Tu vois la Grand-Place ? Eh bien, tu prends simplement la rue qui part de la Grand-Place, puis c’est la deuxième à droite ; là tu as une petite place et c’est juste à gauche. Nous serons tous là-bas. »

La description semblait très claire, pas moyen de se tromper. Et puis, pour Luka, les jeux de piste, ça lui rappelait de bons souvenirs d’enfance.

Ce soir-là, tout commence comme sur des roulettes, il est parfaitement à l’heure et même un peu en avance. Ce dîner au restaurant sera surtout l’occasion de faire bonne impression auprès de ses nouveaux collègues. Et oui, c’est toujours un peu délicat d’être le nouvel engagé au sein d’un groupe, on se sent toujours potentiellement jugé, voire mis à l’épreuve. Pas question de faillir, c’est la réputation de toute la Croatie qui est en jeu ce soir.
Ah, bien sûr, ses collègues belges, allemands ou italiens ont pris leurs aises, eux qui ont élu leurs quartiers généraux à Bruxelles depuis des décennies. Mais pour lui tout cela est encore neuf et il n’a qu’une seule envie, c’est de leur montrer qu’il n’est pas qu’un anonyme fonctionnaire dans un bureau mais qu’il est plein de ressources, de drôlerie… et même de charme.

« Ah, la Grand-Place, ça je connais déjà », énonce-t-il d’une voix enjouée au moment où il pénètre sur l’imposante place qui constitue le cœur de la capitale. « Et maintenant, voyons voir… »

Grosse surprise pour lui : son collègue Luigi lui avait parlé d’une rue qui part de la Grand-Place, mais laquelle est-ce que ça pouvait être ? Il y a bien une rue ici… une autre là-bas… encore une autre… Bon, il faut se résoudre à l’évidence, il n’y a pas une rue qui part de la place mais bien sept ! Ça, ce n’était pas prévu.

« À mon avis, il voulait parler de cette rue-là, ça me semble le choix le plus logique. » Luka s’engage tout naturellement vers la rue qu’il considère offrir la sortie la plus naturelle de la place, près de l’Hôtel de Ville. « Et donc, ici à droite, et… ah… tiens, visiblement il n’y pas cette petite place dont il me parlait dans ses instructions. »

Qu’à cela ne tienne, Luka rebrousse immédiatement chemin et, de retour sur la Grand-Place, emprunte une autre rue au hasard. Il s’emploie à respecter scrupuleusement la méthode décrite et récite en boucle dans sa tête : « deuxième à droite, puis une petite place… » Mais cette fois-ci, vu le tracé sinueux et arrondi de certaines rues il se retrouve rejeté sur la première rue qu’il avait empruntée. Il n’y a qu’une solution : revenir à la Grand-Place et essayer une autre rue, mais en pressant un peu le pas car l’heure tourne déjà. Malheureusement, l’aboutissement de cette nouvelle tentative est tout aussi négatif : rien ne correspond à la description faite par Luigi : non seulement il n’y a pas de petite place ici non plus mais il se retrouve prisonnier d’une rue minuscule et étroite où il n’y a que des restaurants. Et malgré son pas pressé, chaque restaurateur essaie de l’aborder ou de lui décrire les plats « typiquement belges » qu’on pourra lui servir. Certains tentent même de lui barrer le chemin ou de lui prendre le bras pour l’installer à une table. Il résiste et hâte le pas. « Bon, au moins je ne mourrai pas de faim si je reste à jamais prisonnier de ce labyrinthe », se console-t’il, tout en marchant en fixant le sol pour ne plus croiser le regard des commerçants aux abois.

Vingt bonnes minutes sont passées et il sait qu’il sera désormais en retard au rendez-vous. Ses collègues belges lui ont bien sûr déjà parlé du célèbre « quart d’heure académique » – une expression locale – qu’ils appliquent tous avec rigueur pour arriver sans scrupules en retard aux réunions. C’est peut-être sa dernière planche de salut pour avoir encore un peu de fierté, car il a désormais épuisé toutes les possibilités : il tourne à présent en rond sur la Grand-Place, d’un pas nerveux, sachant qu’aucune des 7 rues en question ne lui a permis de sortir du labyrinthe de rues en pavés. « Mais qui est le dingue qui a conçu cette ville, où les rues semblent à la fois se ressembler tout en étant franchement très différentes, et où on a sans cesse l’impression de tourner en rond ? »

De guerre lasse, il entreprend d’errer à nouveau dans une des rues et de faire quelques essais, tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, et peut-être qu’il finirait par la trouver, cette petite place avec le restaurant. Si ça se trouve, ses collègues sont peut-être déjà au plat de résistance, à présent. Il vient même à se dire que son plus cher espoir serait que ses collègues aient déjà oublié son existence, finalement ça vaudrait mieux que s’ils étaient en train de se moquer de lui de ne pas réussir à trouver son chemin dans Bruxelles.

Il ravale finalement sa fierté et décide de dégainer son téléphone pour appeler Luigi.
« C’est moi. Je pense être tout près du restaurant mais je suis complètement perdu, se résout-il à avouer piteusement.
— Mais où es-tu, questionne alors Luigi.
— Dans une des rues près de la Grand-Place, mais à force de les parcourir, je ne saurai te dire laquelle. Il y a des maisons et des pavés…
— Dis-moi simplement le nom de la rue, lui rétorque Luigi, je connais le quartier sur le bout des doigts et je saurai te guider.
— Ah oui, attends je regarde. Voilà, je suis ici rue Mafalda. Et il y a une autre rue ici derrière le coin, attends un peu… c’est la rue La Patrouille des Castors.
— Mafalda ? La Patrouille des Castors ? Mais que me racontes-tu là, Luka, es-tu sûr que tu es bien à Bruxelles ? »

Pour Luka, c’est désormais la descente aux enfers. Son espoir initial, déjà très amenuisé par le stress et la hantise du retard, s’est désormais transformé en une grande désillusion. Évidemment qu’il se trouve à Bruxelles, il n’a pas rêvé.

« Mais, je t’assure, Luigi. Ici, c’est un carrefour avec trois rues, je te donne à présent la troisième, c’est… la rue Le Chevalier Rouge. Viens constater par toi-même.
— Mais comment veux-tu que je vienne constater par moi-même, Luka ! Ces rues n’existent pas, en tout cas ce ne sont pas des rues dont j’ai jamais entendu parler. Et crois-moi, en 20 ans à Bruxelles j’ai eu le temps de les parcourir à peu près toutes. »

À travers le téléphone, il entend même le brouhaha ambiant des collègues, et capte quelques rires moqueurs des voisins de Luigi qui semblent participer avec amusement à la conversation.

« Je t’assure que je ne me suis pas trompé, tu dois me croire. Tiens, encore un point de repère : ici sur le coin il y a un hôtel qui s’appelle Amigo.
— Attends, lui dit Luigi, mon collègue Lambert, voudrait te dire quelque chose. »

Luka avait déjà rencontré Lambert, c’était le plus ancien du service. Un Belge, de la plus authentique espèce, avec sans doute un bon fond sous des contours d’ours mal léché. D’ailleurs, il n’avait pas vraiment le genre à travailler dans un milieu international. Lui, sa passion, c’était la bande dessinée, ou « les petits mickeys » comme il aimait à le dire lui-même avec son autodérision nationale.

« Dis, Luka, les plaques de rue que tu nous as citées, elles sont de quelle couleur ?
— Elles sont blanches, répondit Luka. C’est écrit en bleu sur fond blanc, pourquoi ?

— Alors, ça c’est la meilleure ! s’esclaffe Lambert. Bon, gamin, on va t’expliquer : celles-là, ce sont les plaques du « parcours BD ». Regarde plutôt celles qui sont juste à côté, en blanc sur fond bleu. Celles-là, ce sont les vraies plaques avec le vrai nom des rues, dans nos deux langues. Tu les vois ?
— Ah oui, je vois. J’ai compris, l’autre plaque informe que c’est la rue de l’Étuve Stoof, c’est bien ça ? Mais je ne sais pas ce que ça peut bien vouloir dire, tandis que Mafalda c’était bien plus facile à prononcer.
— On t’expliquera tout ça ici, on n’a pas encore commandé le plat, de toute façon. Rejoins-nous, c’est très facile, tu y es presque, il suffit simplement de tourner à gauche au prochain carrefour et non à droite. Et pardonne-nous au passage cette petite blague de te donner de mauvaises instructions, c’était un moyen de tester ta débrouillardise. On a hâte de te retrouver et sois en tout cas le bienvenu parmi nous ! »

Yves

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2 Responses to La rue Mafalda

  1. Olena says:

    Bonjour. J’aime beaucoup ce texte et j’ai appris quelque chose de nouveau sur Bruxelles avec cela. Très bien !

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