Au fur et à mesure que la grossesse de Ute avançait, elle se sentait de plus en plus pulpeuse, tel un fruit qui mûrissait. Guy était fasciné par ses rondeurs mais toujours aveugle devant l’évidence. Parfois, il caressait son ventre nu en plaisantant : « Tu devrais faire un peu de sport, tu ne crois pas? »
Il ne se doutait pas que n’importe quelle machine de fitness était parfaitement inefficace contre la transformation de son amante.
De toute façon, prendre du poids, c’était dans l’air du temps. D’un confinement à l’autre, les gens devenaient de plus en plus casaniers. Plutôt que s’adonner à ce sport bizarre qu’est le jogging avec le masque, on préférait cultiver un léger embonpoint. Vivre à l’abri du regard des autres avait aussi ses bons côtés. Personne pour vous critiquer !
2020 entrera dans l’histoire comme l’année où les gens auront enfin accepté leur corps avec toutes ses imperfections. Fini le diktat de la mode, les mannequins anorexiques et les nymphettes exhibitionnistes sur Instagram. On s’aimait tel qu’on était.
En inspectant son corps de plus en plus rond dans le miroir, Ute se disait qu’elle allait révéler sa grossesse à Guy. Mais, redoutant sa réaction, elle remettait sans cesse cette bonne résolution à plus tard. Quel homme voudrait d’une femme enceinte ? craignait-elle. Son corps était devenu un champ de bataille, tiraillé entre le devoir maternel et le désir sexuel, difficilement conciliables.
Ute ne s’imaginait renoncer ni à l’un, ni à l’autre. À la recherche d’un compromis, elle s’est procuré une nouvelle robe. Elle faisait à la fois une taille de plus pour que Ute puisse s’y sentir à l’aise et un décolleté profond pour faire perdre la tête à Guy. C’est après l’achat d’une minijupe large mais particulièrement sexy qu’une petite voix dans sa tête, révoltée, s’est mise à lui reprocher ses folies.
« Ça ne va pas du tout, ma chère », a proclamé la voix, désagréablement stridente. « Tu vas devenir mère et tu devrais te comporter en conséquence. Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ridicule ? »
– C’est pour sortir, protestait faiblement Ute, surprise par le ton hargneux de sa propre conscience. C’est samedi soir, tu vois. On a un rendez-vous avec Guy au bar de l’avenue de la Couronne…
– Dans un bar ! Mais c’est absolument exclu… Dans ton état, tu ne devrais plus sortir, tu le sais bien. Le virus est partout, le monde est devenu dangereux. Reste bien chez toi au chaud et oublie ce type. Il n’inspire pas confiance. Toujours en train de loucher vers le coin où est assise cette femme avec le bébé, si tu vois ce que je veux dire.
Ute acquiesçait de la tête, docile, tout en peaufinant son maquillage avant de sortir. Elle écoutait la petite voix comme hypnotisée tant qu’elle était chez elle. Mais une fois franchie la porte de son appartement, elle l’oubliait complètement. Que pouvait la voix de la raison contre son envie de plaisir ?
Certes, il y avait Diana. Ute avait remarqué l’intérêt grandissant de son amant pour cette femme mystérieuse, aux cheveux foncés et aux yeux en amande. Sa présence dans le bar était inexplicable. Accompagnée de son bébé, elle ne venait visiblement pas pour draguer. Elle ne cherchait pas non plus de compagnie et évitait les conversations. Elle avait l’air apeurée et sauvage, toujours prête à bondir pour s’enfuir. Visiblement, elle habitait là puisque de temps en temps, elle disparaissait derrière un rideau de velours qui séparait le bar du reste de la maison.
Après avoir surpris un énième regard langoureux de Guy se poser sur Diana, Ute a décidé d’en savoir plus sur sa rivale. Elle connaissait déjà son nom puisqu’elle avait entendu le barman s’adresser à elle. Elle connaissait aussi ses goûts vestimentaires, des jupes larges et colorées et des blouses à fleurs.
Un dimanche après-midi, après avoir mis une robe longue et ample (entièrement dans le style de Diana pour inspirer confiance à celle-ci), Ute s’est rendue au bar. Comme elle s’y attendait, il n’y avait personne à cette heure-là. À part Diana, qui profitait d’un moment d’accalmie pour s’installer avec son bébé sur le large canapé qui trônait au milieu de la pièce.
Le plus naturellement du monde, Ute s’est assise à côté d’elle. Ensuite, elle a pris l’enfant dans ses bras, tout en poussant un cri enthousiaste : « Qu’il est beau, le bébé ! ». Diana a eu un mouvement de panique mais elle ne pouvait s’enfuir car Ute avait pris le bambin en otage. Timidement, elle a sorti un masque de sa poche pour l’enfiler rapidement.
Ute l’a regardée faire, les yeux écarquillés. Qui mettrait un masque dans un bar clandestin ? C’était à ne rien comprendre.
« Tu n’es pas d’ici, n’est-ce pas ? », lui a-t-elle demandé.
– Je viens de Macédoine, a affirmé Diana, avec un accent marquant mais agréable.
Ça n’expliquait pas vraiment sa présence au bar mais au moins, cela a fourni à Ute un sujet de conversation. Elle s’est mise à raconter à Diana son voyage à Skopje il y a quelques années tout en continuant à jouer avec l’enfant.
Diana semblait apprécier le bavardage gai et insouciant de Ute. De temps en temps, de sa voix grave, elle l’interrompait par une petite remarque ou une question. À la fin de l’après-midi, les deux femmes avaient noué une relation chaleureuse, non dénuée d’une véritable sympathie. Ute a pris congé de sa nouvelle amie en lui promettant de revenir bientôt pour faire avec elle une sortie au parc. Diana, après avoir hésité, a fini par accepter.
Ute a quitté le bar l’esprit tranquille. Diana n’avait rien d’une vamp qui voudrait lui voler Guy. Elle avait d’autres soucis. Ute ne savait pas exactement lesquels parce que Diana était extrêmement réservée sur sa vie privée. Il était évident que ses problèmes l’occupaient au point qu’elle n’a même pas remarqué les regards admiratifs que lui lançait Guy.
Il restait maintenant à faire comprendre à Guy que Diana n’était pas pour lui. Ute a imaginé une promenade au bois de la Cambre où Guy la rejoindrait, sans se douter qu’elle serait accompagnée de Diana. C’était facile à organiser.
Le samedi suivant, Guy, un peu étonné à l’idée d’une promenade avec Ute (d’habitude, elle le recevait chez elle pour des choses autrement plus intéressantes), s’est rendu docilement à l’endroit indiqué. En voyant les deux femmes avec la poussette, bavardant le plus gaiement du monde, il est resté interdit.
Diana lui a accordé un sourire si large qu’il était visible même derrière son masque.
« Vous êtes le petit ami de Ute », lui a-t-elle dit chaleureusement. « Je vous ai souvent vus ensemble dans le bar. Félicitations ! »
Guy ne savait pas de quoi elle le félicitait mais Diana continuait à lui sourire. Elle attendait visiblement une réponse de lui.
Ute, qui n’avait rien compris non plus à la remarque de Diana, s’en est mêlée.
« Il ne faut pas nous féliciter, on ne pense pas à se marier », a-t-elle dit précipitamment.
Elle sentait que la conversation tournait mal. Si Diana continuait à parler du bonheur conjugal et des devoirs qui en découlaient, Guy risquait de prendre la fuite. Ute le connaissait suffisamment bien pour savoir qu’il ne chérissait rien plus que sa liberté.
Mais Diana a dit quelque chose de pire encore. Avec son œil expérimenté de médecin, elle avait deviné ce que Ute cachait si soigneusement devant Guy : sa grossesse. Elle y a même vu l’explication de cette amitié subite que Ute lui témoignait. La jeune femme espérait sans doute que Diana pourrait lui donner des conseils utiles.
« Je ne vous félicite pas pour votre mariage », a répliqué Diana. « Je vous félicite pour l’enfant que vous allez avoir ! »
Elle ne pouvait pas se douter que Guy n’était pas au courant de ce petit détail. Cette déclaration inattendue a fait trébucher Ute qui a failli faire un faux pas.
Guy a accueilli la nouvelle sans ciller. Impossible de deviner ce qui se passait en son for intérieur. Il a proposé son bras à Ute qui n’osait pas le regarder dans les yeux. Après avoir repris ses esprits, Ute s’est aperçue qu’elle reposait lourdement sur l’épaule de son amant et a essayé de s’en détacher. En vain. Guy la tenait fermement.
« Ce… ce n’est pas le sien », a-t-elle prononcé d’une si petite voix que Guy et Diana ont dû se pencher vers elle pour l’entendre.
Diana était pensive. Elle a remis le bonnet sur la tête du bébé dans la poussette. Il n’arrêtait pas de glisser sur le côté. Puis elle a dit tranquillement : « Ce n’est pas le mien non plus. »
Guy se taisait toujours et serrait le bras de Ute de peur qu’elle ne tombe sans son soutien. Il digérait lentement les deux nouvelles.
Tous les cinq poursuivaient leur promenade en silence. De loin, on aurait dit une jolie petite famille, sortie avec ses masques pour prendre l’air, tout simplement.