Lune de miel, bonheur immaculé. Ça y est, tout est prêt, je sens que nous allons passer deux semaines de rêve. Notre petit nid d’amour, enfin. Deux semaines à Venise, dans ce paradis. Fidèle à mes habitudes, j’ai tout préparé aux petits soins : l’hôtel, les itinéraires à travers les petites rues, les restaurants au cadre le plus romantique, les gondoles, et puis… oh ! Soudain, l’éclair de lucidité fuse : « Bon sang, les billets ! » Évidemment, comment avais-je pu oublier ça ? « Ah, c’est vraiment moi, ça, il y a toujours un grain de sable dans la mécanique. » Et oui, fâcheuse habitude héritée d’une enfance brouillonne, je sais qu’il y aura toujours un détail à régler en urgence. « Voyons, il doit bien y avoir des trains, euh, comment faire ? Bon, direction la gare, sans traîner. » Me voici faisant la queue à ce guichet. C’est long, ça n’avance pas ! Mais que peuvent bien demander tous ces gens ? Tiens, cette dame âgée qui monopolise le guichetier depuis plus de dix minutes, j’espère qu’elle ne lui récite pas sa vie ; vu son âge ça pourrait prendre pas mal de temps, surtout si elle a des trous de mémoire et doit s’y reprendre à plusieurs fois. Ou peut-être qu’elle lui conte ses problèmes de santé et lui récite in extenso la liste de ses médicaments.
Je n’ose y penser. Ah non, tiens, elle s’en va. Bon, plus que trois personnes avant moi, je pense que c’est jouable. Elle est sympa cette gare. Malgré cette réputation d’être aujourd’hui vieillotte, je lui ai toujours trouvé un charme énorme, avec ses grands murs de marbre, sa mosaïque de vitraux au plafond ou son grand escalier gris qui mène vers les quais profondément enfouis dans ses entrailles.
Je ne peux même plus me souvenir de la première fois où j’y ai pris un train ; c’est la gare de mon enfance et c’est sans doute pour cela que je l’idéalise un peu, au point de me surprendre même à faire un détour de temps en temps pour y flâner quelques instants, simplement pour ressentir le frisson du voyage et laisser mon esprit vagabonder. Je me souviens de tant de voyages qui ont débuté ici et je m’amuse à imaginer tous ces couples qui s’y sont dits au revoir ou même adieu, tous ceux qui s’y sont rencontrés pour la première fois, ou tous ces gens qui s’y sont égarés.
Tiens, c’est à moi ! Je bondis d’un trait vers le guichet, derrière lequel j’aperçois un paisible employé probablement quinquagénaire, trônant devant des piles de papiers épars et un ordinateur d’un autre âge.
« Deux billets pour Venise pour samedi matin, lançai-je sur ce ton enjoué emprunt de la fierté de celui qui veut faire savoir au monde entier qu’il projette un très beau voyage.
— Voici. Votre train partira de la voie 7, m’assure le guichetier. — Vous êtes sûr ? rétorquai-je d’un air incrédule. Car ce n’est pas pour vous contrarier mais je pense que cette gare ne comporte que 6 voies.
— C’est normal, vous êtes en avance.
— Je vous demande pardon ?
— Oui, d’ici quelques jours nous ouvrirons l’étage inférieur de la gare. Vous savez, nous le constatons chaque jour ici, nous, cette gare est devenue trop petite au fur et à mesure des années. Nos pères fondateurs avaient anticipé qu’un jour il faudrait affronter cette situation. Alors ils ont eu l’idée de creuser un étage supplémentaire, juste en-dessous des voies existantes. Il n’a jamais servi mais vous serez certainement dans les premiers. En tout cas, le système m’assure que votre train partira de la, je suis formel.
» Je n’eus pas les mots pour répondre, et c’est l’air hébété que je terminai la transaction, pris mes billets et m’éloignai du guichet. Cet employé m’avait complètement pris de court, et son affabilité m’avait complètement dérouté.
La gare Centrale, que dis-je, « ma » gare Centrale, celle où j’ai pris si souvent le train, aurait désormais un nouveau visage ? Mais comment diable était-ce possible ? Et comment se faisait-il qu’on n’en avait jamais entendu parler jusqu’ici, alors qu’un chantier de cette ampleur, vous imaginez… Je voulus en avoir le cœur net. Je me fraye un passage parmi la foule pour descendre le grand escalier. De prime abord, rien ne semble avoir changé dans la gare : les magasins, les tableaux d’affichage, tout est parfaitement à sa place habituelle. Quoique…
Cette petite porte brune, là sur le côté, ornée d’une plaque métallique dorée était-elle là avant ? Impossible de le savoir. Par curiosité je pose ma main sur la poignée. La porte s’ouvre. Elle semble donner sur un escalier étroit, en bas duquel j’aperçois une vague lumière. Je décide de tenter le tout pour le tout et me dirige vers cet escalier. Vite, je referme la porte derrière moi.
« Ouf, je pense que personne ne m’a vu ! » Je descends avec prudence les marches de cet escalier. C’est une sensation étrange : alors qu’à quelques mètres d’ici grouille une foule énorme, où je suis je n’entends plus aucun bruit. Au fur et à mesure de ma progression, la lumière se fait de plus en plus présente, et une étrange odeur m’envahit.
Pour peu elle ferait penser à l’air marin. L’escalier se termine abruptement et me voici sur un étrange quai complètement entouré d’eau. Je n’eus pas le temps d’analyser la situation que j’aperçois au loin une forme sur l’eau qui s’approche lentement de moi. Une petite embarcation, semblable à une gondole, conduite par un petit homme chauve et visiblement très âgé.
Au fur et à mesure qu’il se rapproche de moi, je scrute le visage de cet homme, qui m’apparaît étrangement familier. Je n’ose le croire mais je reconnais très nettement le visage du guichetier qui m’avait servi quelques minutes plus tôt, sauf qu’il semble avoir vieilli de plus de 30 ans d’un coup. Je me fige littéralement sur place. La gondole arrive enfin à ma hauteur.
« Où allez-vous, jeune homme ? m’apostrophe-t-il — Euh, je vais à Venise, mais comment dire…
— Montez !
— Euh, non, en fait, ce n’est pas pour tout de suite, je ne compte pas y aller seul, ni aujourd’hui, et puis mes bagages…
— Montez !
» Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je décidai de le suivre.
I enjoyed your story a lot. Even my terrible French could handle it. It’s your skill. xoxo SB
LikeLike