La dernière limonade

Si Ute n’avait pas été enceinte jusqu’aux yeux, elle n’aurait pas dit non à un petit vin blanc. Ça aurait été le moment parfait. Confortablement installée dans une chaise longue dans la véranda, elle profitait des premiers rayons de soleil du printemps. De là où elle était, elle avait une excellente vue sur le jardin. Guy était en train de planter de jolies fleurs bleues à quelques mètres d’elle. Son torse nu offrait un spectacle impressionnant, plongeant Ute dans une rêvasserie sensuelle qui était plus qu’agréable.
Elle avait décidément besoin d’une boisson fraîche.
« Guy, tu m’apportes un peu de ta limonade ? J’ai trop chaud… »
­ Laisse-moi finir ça et je t’en sers, a répondu Guy, toujours prêt à satisfaire ses moindres désirs.

Ute était devenue complètement gâtée, l’appelant à son secours à tout moment. Le plus étrange était que ça plaisait à Guy. Il ne la touchait plus depuis qu’elle était devenue un ventre gonflé, si énorme qu’il cachait entièrement la femme désirable qu’elle avait été. Mais lui servir lui procurait une satisfaction qu’il ne cherchait pas à expliquer. C’était tout nouveau pour lui.

En attendant sa limonade, Ute savourait une légère brise de printemps qui apaisait ses bouffées de chaleur. Un souvenir fugace de sa vie d’avant lui a traversé l’esprit. Avant de tomber enceinte, elle avait été sur le point de devenir dépressive et alcoolique. Depuis sa grossesse, qui avait été une surprise, elle se sentait considérablement apaisée. Elle n’avait pas pris une goutte d’alcool depuis des mois. Tout ce qu’elle buvait était de la limonade maison soigneusement préparée par Guy.

L’idée de louer une maison avec lui et Diana avait été aussi subite que séduisante. Après des mois de confinement, tous trois rêvaient d’avoir de la compagnie. Leurs soirées au bar de l’Avenue de la Couronne avaient tout naturellement débouché sur la décision de vivre ensemble. Diana devait de toute façon trouver un nouveau logement car elle n’osait plus rentrer chez elle depuis qu’elle avait volé (comprenez « sauvé ») un bébé à l’hôpital où elle travaillait.

La maison à Overijse avait des faux airs de chaumière, un style assez prisé dans le coin.
« Ou ça passe, ou ça casse », avait proclamé Ute en franchissant le seuil avec ses valises.
Elle n’avait jamais pensé atterrir dans une communauté de hippies ni à vivre en colocation. Mais finalement, elle s’était dit : pourquoi pas ? Au moins, ça rassurait ses parents en Allemagne de la savoir entourée quand arriverait l’heure de l’accouchement.

Évidemment, elle avait omis de dire à ses parents qu’elle allait désormais vivre avec son ex-amant, un bébé volé et l’amie qui avait commis le vol. Cela aurait été difficile à digérer pour eux. Ils devaient déjà accepter le fait que leur fille soit mère célibataire. D’ailleurs, Ute subodorait qu’ils cachaient la vérité au reste de la famille en Allemagne, préférant dire que le mariage de leur fille était pour bientôt. Alors pourquoi leur compliquer encore la tâche ?

Parfois, Ute fermait les yeux et imaginait son père et sa mère, surgissant devant elle tel un reproche vivant.
« Ma fille, comment vas-tu trouver un mari ? Nous aimerions tellement annoncer la bonne nouvelle à tante Frieda. Mais comment le lui dire si nous ne connaissons même pas le nom du père de ton enfant ? »
Ils avaient l’air sincèrement désolés. Mais Ute ne pouvait rien pour eux et rouvrait précipitamment les yeux pour chasser l’image déplaisante.

De toute façon, ses parents n’auraient pas pu comprendre. Depuis presque quatre décennies, ils formaient un couple parfait, et un ménage constitué par un séducteur belge, une Macédonienne voleuse d’enfants et de leur propre fille était au-delà de leur imagination. La complexité de la vie moderne leur échappait complètement.

À son propre étonnement, Ute appréciait la vie à trois autant que Guy et Diana. La maison était spacieuse, laissant la possibilité à chacun de garder son intimité et de partager uniquement les moments qu’ils souhaitaient vraiment passer en compagnie des autres. Ce qui était le cas la plupart du temps.

La présence de Diana qui était médecin faisait le plus grand bien à Ute. Cette dernière lui apprenait des exercices de respiration qui lui seraient utiles pour l’accouchement et lui faisait des petits massages en bas du dos, fortement sollicité par la grossesse. Dans l’espoir d’apprendre quelque chose, Ute la regardait s’occuper de Rose, le bébé, et admirait son habileté.
« Ce sont des gestes qui te viendront tout naturellement », lui a expliqué Diana avec son assurance habituelle. Si Guy l’a appris, tu peux le faire toi aussi.
Guy, entendant son nom, était venu lancer un coup d’œil sur ses trois femmes.
« C’est très facile, tu verras. Sinon, je t’aiderai », a-t-il ajouté.
Il avait déjà appris à changer les langes de Rose et à lui donner le biberon.
Rose leur souriait sans savoir qui, des trois, était son papa et sa maman. Ce n’était visiblement pas un problème pour elle.

Diana exprimait régulièrement son admiration pour Guy.
« Il est si dévoué et serviable ! Si tu savais comment sont les hommes chez nous, en Macédoine… », a-t-elle dit à Ute.
Chaque fois, elle poussait un soupir si profond que Ute s’imaginait d’emblée de gros Macédoniens frappant leurs femmes enceintes avec des barres de fer.
Comment Guy, qui avait été son amant passager (et un excellent amant), avait-t-il pu devenir l’homme à tout faire de leur nouvelle maison ? Ute n’arrivait toujours pas à se l’expliquer. Il avait été un séducteur invétéré, un peu primitif, solitaire et farouche. Or, dans la maison d’Overijse, il s’était transformé en véritable fée du logis. Il concoctait de bons petits plats, tondait la pelouse, faisait les courses et s’occupait de tout ce dont Ute, Diana et Rose avaient besoin.
Guy appréciait les compliments de Diana et semblait redoubler d’effort, sachant qu’il s’attirerait encore plus d’admiration.

« Je vais encore vérifier le toit, a-t-il annoncé à Ute quand il a fini de planter les fleurs. Je crois que je sais d’où ça coule quand il pleut. Et après, je suis tout à toi. »
Il lui a lancé un grand sourire fier et heureux. Ute ne se doutait pas que ce serait son dernier. Un instant plus tard, il ne lui resterait qu’à aller chercher sa limonade elle-même.

Veronika

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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