Notre ferme était la dernière du village, à la lisière d’une forêt immense. Les arbres, envahissants comme des rats, rognaient notre champ. D’année en année, à coup d’efforts surhumains, Père arrachait à la forêt chaque parcelle de terre volée.
Au début du printemps, Père sortait seul dans les champs. À nos yeux, ses agissements étaient hautement mystérieux. Nous croyions qu’il s’adonnait à la magie. Sans que personne ne nous l’ordonne, nous restions avec Mère dans la cuisine tant que Père accomplissait le rituel. Nos jeux bruyants devaient mettre la patience de la pauvre femme à l’épreuve mais elle nous supportait, dévouée à la cause qui retenait Père dehors.
Mère nous interdisait de nous approcher de la fenêtre et elle-même s’en tenait le plus loin possible. Pourtant, nous sentions qu’elle aussi était curieuse et attendait avec impatience le retour de Père. Son anxiété était si palpable qu’elle rendait l’atmosphère de la cuisine presque irrespirable.
Enfin, Père apparaissait à la porte, avec l’expression bourrue que nous lui connaissions d’habitude. Une seule chose, presque imperceptible, était différente chez lui. Parfois, il paraissait plus sombre. Ou au contraire, une joie secrète illuminait son visage.
– Comment est-elle ? demandait Mère, inquiète. Sèche ou humide ?
Père répondait : Froide. Ou chaude. Ou encore – ronde.
Au fur et à mesure que les années passaient, nous finîmes par dresser une liste entière des réponses énigmatiques. Nous ignorions à quoi elles faisaient allusion mais nous devinions qu’elles avaient une importance capitale pour notre famille, pour notre survie dans ce monde et pour l’existence de la ferme. Nous n’osions pas poser de questions.
Une année, Père amena aux champs Jean, notre frère aîné. Pâle et tendu, il franchit le seuil de la maison, accompagné par nos regards apeurés. Quand il rentra, il nous sembla transformé. Vieilli de quelques années, presque adulte. Un étranger réticent à participer à nos jeux d’enfants. Désormais, il aidait Père à labourer la terre, courtisait les filles du voisin et méprisait nos enfantillages. Sur ses joues, une barbe ressemblante à celle de Père se mit à pousser.
Le printemps suivant, c’était le tour de Paul. Il était plus pâle encore que Jean, on eut dit un supplice pour lui. La veille, il nous avait confié sa peur de devenir comme notre frère aîné. Il nous avait promis de ne pas succomber à la magie que Père et Jean allaient exercer sur lui. Mais en vain. Il revint lui aussi changé et ne nous adressa plus jamais la parole. Il devint comme eux.
Le printemps suivant, ce fut mon tour. J’envisageais de m’enfuir pendant la nuit et de me cacher dans la forêt. Mais comment survivrais-je là-bas ? Proie facile, j’aurais été dévoré par les loups.
Le lendemain, j’obéis à contrecœur à mon père qui m’invita à sortir avec lui et mes frères aînés. Ils marchaient en silence et moi, je les suivais comme une bête qu’on mène à l’abattoir. Arrivé au champ, Père se baissa lourdement et prit une poignée de terre. Il me la tendit.
– Mange, dit-il.
Je ne comprenais rien et restais sans bouger.
Il insista : Mange !
Paul et Jean prirent chacun un morceau de terre et le mâchèrent avec un air absorbé.
Je fis comme eux. Mastiquant d’abord l’argile avec méfiance, je prenais petit à petit du plaisir en savourant cette terre fertile, odorante et riche. Elle possédait un avant-goût de pain, de feu et de pluie.
Je compris soudain que ce n’était pas de la magie que Père pratiquait chaque année. Il goûtait la terre pour prédire la récolte, le blé qu’elle nous donnerait, la joie ou la tristesse. Savoir si nous allions subsister ou mourir de faim en hiver. Si nous allions encore labourer notre champ année après année, en goûtant la terre printanière qui revient à la vie.
Moi aussi, je rentrai transformé à la maison.
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