Après plus de dix années d’interactions intenses avec les Bruxellois, je ne saurais dire avec certitude ce que veut dire être Belge. Je sais seulement que je ne le suis toujours pas, malgré tous mes efforts d’intégration.
J’en ai pleinement pris conscience lors d’une soirée pour les parents des scouts organisée par les chefs de ma fille. Le scoutisme est un phénomène complexe. Pour devenir un vrai scout, il faut porter des chaussettes ridicules en dépit des températures négatives et trembler de froid en jupette ou en short, afficher le foulard bicolore et savoir hurler suffisamment fort pour sortir de leur torpeur dominicale les gens circulant dans un périmètre de 1 km et qui ont eu l’imprudence de vouloir se promener tranquillement en ville.
Jadis, j’étais pionnière. En Tchécoslovaquie socialiste, le pays de mon enfance qui n’existe plus, cela voulait dire que, pour ne pas être mal vu des autorités, il fallait obligatoirement participer une fois par semaine à une réunion d’enfants. Les livres écrits par des auteurs soviétiques décrivaient des pionniers russes comme des héros capables d’exploits tel que
- sauver un enfant qui se noie dans la rivière
- aider les personnes âgées traverser la rue (il n’y avait sans doute pas de feux de signalisation en Union Soviétique et traverser une rue était une entreprise dangereuse)
- faire la récolte de pommes de terre sans espoir de rémunération.
Tout ceci accompagné d’un véritable enthousiasme révolutionnaire. Mais ce n’étaient que des histoires, et tous les pionniers que je connaissais étaient des enfants tout à fait ordinaires.
Avant de mettre ma fille chez les scouts, je pensais qu’il n’y avait pas beaucoup de différences entre les scouts de l’Ouest et les pionniers de l’Est. Nous, on portait un foulard rouge et une chemise bleue claire, les scouts belges un foulard bleu-gris et un pull bleu foncé. Mais après une soirée très particulière, j’ai compris que la différence ne résidait pas du tout dans les couleurs et qu’elle était tout simplement abyssale.
Les chefs scouts de ma fille avaient décidé d’organiser une soirée pour les parents, ce qui est en soi une belle initiative. Je me sentais agréablement excitée à l’idée de passer une soirée parmi les Belges, ce qui ne m’arrive pas souvent. Le seul problème était que j’avais de la visite. Une amie américaine logeait chez moi pendant quelques jours et je ne voulais pas la laisser seule. Nous avons un riche passé ensemble et elle en a vu d’autres, je lui ai donc proposé de m’accompagner. Si on n’admet que les parents à la soirée, me disais-je, nous pouvons prétendre être un couple.
Elyse n’est pas du genre à passer inaperçue. Son rire retentit au loin et son délicieux accent américain reste toujours facilement reconnaissable en français. Je pensais lui offrir un peu de distraction ce soir-là mais je ne me doutais pas de ce que les chefs scouts, quatre braves jeunes entre dix-sept et dix-huit ans, avaient préparé pour nous.
Après un apéritif plutôt sympathique durant lequel j’avais tenté de me fondre dans la foule malgré mon passé de pionnière, les chefs scouts nous ont annoncé que nous allions faire un jeu, ou plutôt des jeux. Mon sourire est tout de suite passé du poli au crispé. Le verre de vin que je tenais dans la main s’est mis à trembler et j’ai dû m’en verser un autre.
Il faut dire que j’ai toujours eu beaucoup de mal à participer à des jeux collectifs. Pendant toute mon enfance et mon adolescence, j’ai dû faire des efforts surhumains pour survivre à divers jeux qui suscitaient chez moi des accès de panique alors qu’ils procuraient un plaisir manifeste aux autres. J’avais peur de ne pas comprendre les règles et si je les comprenais, je craignais de ne pas être à la hauteur. À quarante ans passés, j’allais éprouver une fois de plus ces pénibles sensations.
Du coin de l’œil, j’ai vu que mon amie Elyse s’est également resservi du vin. Ce n’était pas pour vaincre sa peur comme moi mais plutôt pour se donner des forces. Elyse est en général prête à toutes les folies et je ne me faisais pas trop de soucis pour elle.
Notre première tâche était de former quatre groupes. Puis d’inventer un cri de ralliement. Moi, qui ne voulais me rallier à personne, sauf à Elyse et à une bouteille de vin, je me suis tue lâchement. Heureusement, il y avait dans mon équipe des personnes qui avaient de l’expérience dans ce genre de situation. Ils ont inventé un cri que je n’ose pas reproduire ici car j’en rougis encore. À la place, j’ai composé un mantra personnel que je me répétais pour tenir le coup : « Je suis la mère d’une scout. » Il s’agissait sûrement d’une épreuve que toutes les mères belges devaient affronter. Pour prouver que j’étais digne de ma fille, je n’avais pas d’autre choix que de subir l’impensable.
Après le cri de ralliement que les chefs nous ont fait répéter trois fois car ils trouvaient que nous ne hurlions pas assez fort, les choses sérieuses ont commencé. On nous a forcé à boire un gobelet d’eau (alors que je mourais d’envie de boire du vin) et à se le mettre ensuite sur la tête dans une sorte de compétition absurde pour savoir quelle équipe allait être la plus rapide. Tout ceci dans une hilarité ambiante qui m’était incompréhensible. Les autres parents se remémoraient sans doute leurs années scouts où ils s’amusaient à faire des choses pareilles du matin au soir. Ce qui était pour moi un supplice était pour eux un émouvant souvenir d’enfance.
L’épreuve du Petit Suisse était la pire. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un Petit Suisse ? C’est un fromage blanc assez compact qui tient sa forme même après avoir été démoulé. Dans des circonstances normales, il doit être saupoudré de sucre avant d’être dégusté. C’est ce qu’on m’a toujours appris.
Mais pas chez les scouts. Chez eux, il sert à démontrer votre habileté. L’habileté qui ne vous sert à rien dans la vie de tous les jours mais qui fait toute la différence quand vous êtes forcé de démouler le fromage sur votre paume, de le lancer en l’air et ensuite d’essayer de l’attraper avec la bouche. Si vous n’êtes pas assez habile, le Petit Suisse achèvera son voyage n’importe où. Sur votre front, dans vos cheveux ou sur votre épaule. Dans le meilleur des cas, sur votre menton.
Après avoir vu des parents apparemment sains d’esprit lancer des Petits Suisses en l’air avec une joie qui frôlait l’enthousiasme, j’ai compris qu’il y a des choses dans la vie que je n’accomplirai jamais. Je ne serai pas digne d’être mère d’une scout. Je ne serai jamais Belge. Je n’aurai pas cet humour bon enfant ni le goût pour des exploits absurdes. Je resterai pour toujours une petite pionnière de l’Est, triste et ennuyeuse à pleurer.
Quand, au milieu de la soirée, j’ai suggéré à mon amie Elyse de partir, elle en était visiblement soulagée. Elle aussi était épuisée. Les épreuves de cette soirée ne lui avaient pas sûrement pas donné envie de fonder une petite famille. Son désir de rester célibataire devait au contraire s’en trouver renforcé. Pour excuser son départ précipité auprès de ses coéquipiers, elle a eu ces mots touchants : « Vous voyez, je n’ai pas d’enfant. J’ai juste une peluche qui dort avec moi dans mon lit. »
Avec satisfaction, j’ai remarqué que les autres semblaient choqués par ses paroles. Ah, il est donc possible de surprendre les gens les plus cocasses, les plus drôles et les plus insolites du monde que sont les parents des scouts belges !
En rentrant, les rues nocturnes étaient désertes et semblaient incroyablement calmes après cette soirée tumultueuse. Comme si le scoutisme en Belgique n’était qu’un délire secret auquel on s’adonne dans des endroits louches et isolés. Une fois à la maison, nous avons ouvert une autre bouteille de vin. La nuit est redevenue douce. Depuis cette expérience, je n’ai plus jamais mangé de Petit Suisse et j’ai humblement accepté de rester Tchèque.