L’œil de l’Univers

 

photo-luneThomas est venu à Bruxelles en même temps que moi. Lui pour des études de musique, moi pour celles d’histoire. Je n’étais pas particulièrement attiré par cette matière. C’était pour tenir tête à mon père qui trouvait ce genre d’études parfaitement inutiles. Il aurait mille fois préféré m’employer dans son garage plutôt que de me voir partir de la maison. Mais j’avais dix-huit ans et je pouvais enfin faire ce que je voulais.

J’ai rencontré Thomas à l’unif. Il cherchait un colocataire pour son kot.

« Ça te dérange si j’amène mon piano ? » m’a-t-il demandé après m’avoir montré ma future chambre, meublée de manière assez spartiate.

Je n’avais pas d’opinion là-dessus, alors j’ai répondu que non. Quelques jours plus tard, j’ai vu les déménageurs monter le piano au troisième étage. Les gros mots fusaient, l’instrument devait être lourd. Mais Thomas était tout content de l’avoir et s’est mis immédiatement à jouer. Je n’avais jamais vécu avec un musicien jusque-là mais ce n’était pas désagréable.

Pour arrondir ses fins de mois, il jouait quelques soirs par semaine dans un bar du quartier de l’ULB.

« Ça ne te gêne pas de jouer devant les gens? » lui-ai je demandé. J’étais du genre timide et ses performances publiques m’impressionnaient.

« Pas du tout. Je ne fais pas attention si on m’écoute ou pas. »

Heureusement, à part la musique, Thomas avait plein d’autres sujets de conversation. Il se passionnait toujours pour quelque chose et j’aimais l’écouter. Quand ça ne marchait pas avec les filles, c’est-à-dire à peu près tout le temps, je me rendais dans le bar où il travaillait. Et on finissait la soirée là, ensemble.

« Tu as déjà vu la lune à Bruxelles ? » m’a-t-il demandé un soir en sirotant une bière qu’on lui avait offerte. Il était très fier quand les clients lui payaient une tournée, même s’il n’adorait pas la boisson.

«La lune est toujours pareille, non ? »

« Mais pas du tout ! » a-t-il répliqué. « Rappelle-toi comment elle était quand tu vivais encore au fin fond de la Wallonie. »

J’évoquais vaguement la lune dans ma mémoire. Mais mes souvenirs d’Hennuyères étaient des plus banals. Une petite place centrale avec une église, des maisons collées les unes aux autres, des poubelles à chaque coin de rue et un parking devant la mairie. Je n’ai probablement jamais pensé à lever ma tête plus haut.

J’ai haussé les épaules. Thomas jubilait.

« Justement, tu ne la remarquais même pas ! C’est tout plat, chez toi, et on ne la voit pas bien. A Bruxelles, c’est différent. Ça monte et ça descend et tu as parfois des vues incroyables. Et on voit clairement que la lune est plus près de la Terre ici que dans ton trou. »

Je trouvais ça difficilement possible mais je n’avais pas envie de me disputer avec lui. J’ingurgitais ma bière en pensant avec amertume à la dernière fille que j’avais invitée à un rendez-vous. Elle avait carrément fait une grimace en refusant mon offre d’aller prendre un verre. C’était déprimant.

« Ça se voit, que je ne suis pas de Bruxelles ? » lui ai-je demandé.

J’avais peur qu’à cause de cela, les filles ne veuillent pas de moi. Mais Thomas ne m’écoutait pas, absorbé qu’il était par ses idées absurdes sur la lune.

Je pouvais toujours me consoler avec Amélie, la fille de notre voisin à Hennuyères. Elle m’attendait fidèlement là-bas, espérant se marier un jour avec moi. Mais j’en ai eu ma dose. J’étais fermement décidé de goûter aux joies de la capitale même si je n’avais connu jusqu’à présent que des déceptions.

Contrairement à moi, Thomas ne se souciait pas tellement des filles. Il était surtout obsédé par la lune.

« As-tu déjà pensé que la lune était en fait un grand œil par lequel l’Univers nous regardait ? » m’a-t-il demandé d’un coup. Son verre était encore plein mais le mien se vidait rapidement.

J’ai répondu par un non laconique en faisant un signe au barman pour qu’il me resserve. C’était un gars sympathique mais un peu lent et il fallait le prévenir à temps.

« Nous croyons regarder la lune depuis la Terre. Mais c’est tout le contraire ! C’est elle qui nous observe», poursuivait Thomas. Il buvait beaucoup moins que moi mais ça ne l’empêchait pas de délirer. Il s’est lancé dans un grand discours.

« C’est parfaitement logique. Il ne se passe pas grand-chose d’intéressant, là haut. Par contre, sur la Terre, ça grouille de vie. D’abord, il y a eu les dinosaures qui s’y promenaient tranquillement jusqu’à ce qu’un météorite les extirpe de leur farniente préhistorique. Puis rien pendant un long moment. L’image était brouillée à cause des perturbations atmosphériques. Après, ça a recommencé à être intéressant. La Terre se repeuplait et, un beau jour, les singes ont décidé de marcher sur deux pattes parce que c’était plus pratique. Grâce à ça, nous sommes apparus. »

« Tu veux dire toi et moi ? » Je me moquais de lui mais Thomas n’étais pas vexé.

« Oui, toi et moi », a-t-il déclaré solennellement.

« Et tu crois que nous sommes si intéressants à regarder ? » J’en doutais parce que, depuis mon arrivée à Bruxelles, aucune fille n’avait daigné m’accorder ne serait-ce qu’un regard. A part Amélie, pendant les rares week-ends où je rentrais chez moi, mais, évidemment, ça ne comptait pas.

« Je pense que nous sommes malheureusement de moins en moins intéressants pour ceux d’en haut », a dit Thomas avec un sérieux que je ne lui connaissais pas.  « Chaque année, la lune s’éloigne de quelques centimètres de la Terre. Un jour, elle finira par se trouver une autre planète autour de laquelle elle va tourner. C’est bien la preuve que du point de vue de l’Univers, ça devient mortellement ennuyeux sur la Terre. Imagine, même pas une petite guerre atomique qui ferait sauter la moitié de la planète ! Ils vont bientôt commencer à chercher un autre sujet de distraction. Et ce sera notre fin. Sans la lune, nous ne pouvons pas exister. La Terre perdrait son équilibre et se mettrait à tourner dans tous les sens. »

« J’aimerais avoir tes problèmes. »

Avant que l’Univers ne s’écroule définitivement, je voulais finir tranquillement ma bière. Mais la théorie de Thomas m’a quand même perturbé. Si nous existons, c’est parce que l’Univers veut bien de nous. Sinon, il nous enverrait une comète brûlante ou une énorme planète qui viendrait en zigzaguant pour nous exploser. Boum ! Comme au billard.

Je suis rentré complètement ivre, ce soir là, et Thomas aussi. A trois heures du matin, il s’est mis à jouer la sonate Au clair de lune, assis tout nu sur sa chaise de piano. Par sa musique, il prétendait susciter l’intérêt de l’Univers pour le genre humain et arrêter la lune dans sa fuite loin de la Terre.

En tout cas, il n’a pas réussi cette nuit là. Les voisins se sont mis à taper dans le mur pour qu’il se calme et il s’est laissé convaincre d’aller au lit. J’ai remarqué que les jours suivants, il rejouait souvent cette sonate avec un air mélancolique. Ça me rassurait de l’entendre, je ne saurais pas dire pourquoi. Ça calmait un peu mes propres angoisses à propos des filles, de mes études, du garage de mon père et de la lune.

L’année suivante, je suis rentré définitivement à Hennuyères. J’avais raté mon année et je n’avais pas le courage de poursuivre. Mon père était heureux parce que j’allais enfin l’aider au garage. Amélie était ravie, m’aimait toujours et comptait se marier avec moi. C’était difficile de résister à tout ça, surtout si je ne savais pas quoi faire de ma vie.

Parfois, après le boulot, je sors du garage. Pendant que j’essuie mes mains noircies dans un torchon, je cherche la lune du regard. La plupart du temps, elle n’est pas là. Mais les rares soirs où je la vois, je repense à Thomas qui doit jouer du piano à Bruxelles en ce moment-même. Je n’ai aucune nouvelle de mon ami mais je suis sûr d’une chose : si la lune reste près de la Terre, c’est grâce à Thomas et à sa musique.

Veronika

Photo: By Vendula Lyachová

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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