Le marché aux fantômes

Le Marché aux Fantomes

La place du Jeu de Balle est un endroit où on trouve de tout. Des vieux sacs à la main dont on ne sait qui les portait, des miroirs devenus aveugles après avoir reflété trop de visages, sans oublier des tableaux des peintres inconnus qui ont consacré leur vie à produire des gribouillages.

Je ne suis pas un nostalgique des objets du passé ni un amateur de babioles. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’était la phrase prononcée par un ami qui habite les Marolles, avec lequel je prends un petit verre de temps en temps. « Là-bas, mon vieux, il ne faut pas avoir peur de négocier ! Sinon, tu te fais arnaquer. » Il prononçait ces mots avec le sérieux digne d’un prophète de la Bible, pointant son doigt en direction des étalages où s’affairaient quelques personnes à l’air louche.

J’ai tressailli. L’idée qu’on pourrait me flouer, me tromper, m’a donné la chair de poule. Je me suis imaginé dilapider mes économies pour me procurer une quantité de broutilles parfaitement inutiles, saisi de la fièvre d’acheter dans ce marché, pour finir dans la rue comme le dernier des mendiants.

Les explications de mon ami me faisaient trembler davantage : pas d’étiquettes, pas de contrôles, les prix qui se font à la tête du client… Qu’il existe un endroit à Bruxelles où on peut se livrer à ces activités répréhensibles en toute légalité est véritablement scandaleux.

Pendant quelques temps, je réfléchissais, me demandant comment une telle barbarie pouvait exister dans un pays qui se prétend civilisé. Et puis je me suis dit que pour mieux connaître l’ennemi, je devrais l’affronter en personne. Je me suis donc levé très tôt ce matin pour me rendre au marché dès l’ouverture.

Naturellement, il y a quelques personnes déjà, des clients au rictus nerveux qui considèrent d’un œil avide les objets exposés. Les touristes ne sont pas encore là. Ils envahiront l’endroit plus tard dans la journée en poussant des ahhh et des ohhh admiratifs à la vue de quelque soupière sans intérêt ou d’une statuette prétendument exotique qui est aussi africaine que vous et moi.

Tout à coup, un vieux moulin à café posé à même le sol capte mon attention. Il trône entre un service de porcelaine craquelé et des couverts d’argent cabossés. Je me penche vers lui, attiré sans trop savoir pourquoi. Où l’ai-je vu ? Je le saisis et déjà, le vendeur s’approche, tel un vautour ayant remarqué une victime potentielle. J’essaie de me raisonner et de poser le moulin à café par terre. Mais je ne parviens pas à décoller mes mains de lui.

Avec un sourire connaisseur, le vendeur évoque une somme ridiculement élevée. Je cache difficilement mon indignation. Quelle valeur peut avoir un objet de seconde main ? Probablement aucune. Même son ancien propriétaire n’en voulait plus. Soudain, je remarque une petite fissure sur le bois du moulin. Je la connais ! Le bois s’est fendu quand le moulin est tombé sur le carrelage de ma cuisine, il y a trois ans de cela.

Mes mains se mettent à trembloter. Maintenant, je sais pourquoi cet objet m’attirait si irrésistiblement. C’est avec le même moulin que j’ai préparé mon café ce matin. Il devrait être chez moi, à son endroit habituel sur l’étagère de ma cuisine. Ce qu’il fait ici est un véritable mystère.

Désemparé, je lance un billet au vendeur et m’éloigne sans attendre la monnaie. Je tiens le moulin à café tel un bien précieux et mille questions surgissent dans ma tête. Comment est-il arrivé ici ? Qui seulement a pu me le prendre ? Me suis-je fait cambrioler ? Tout ceci ne serait-il qu’une mauvaise blague ?

Je m’arrête à l’autre bout du marché, là où un marchand de meubles expose quelques chaises et une table robuste. Étrangement familiers eux aussi. La raison en est toute simple : ils viennent de ma propre salle à manger. Le marchand est confortablement assis sur mon canapé au motif fleuri et lit son journal en attendant des clients. Pas plus tard qu’hier soir, je faisais mes mots croisés sur ce canapé !

J’ai envie de crier au vol mais je me retiens. Un tour rapide du marché me confirme ce qui devient une évidence troublante : un bon nombre d’objets de mon quotidien– ma vaisselle, mes meubles, mes livres, mes vêtements et même une paire de chaussures presque neuve qui me fait affreusement mal – sont en vente. C’est une trahison, un vrai complot !

Je m’arrête, abasourdi. Une soudaine fatigue m’envahit et je ne sais que faire. J’aimerais me réfugier chez moi, oublier ce cauchemar et me préparer un délicieux café. Mais le moulin à café que je serre contre moi me rappelle que, le plus probablement, je n’ai plus de chez moi. Tout ce qui m’appartient a été mis en vente pour une raison qui m’échappe.

Tout à coup, une explication s’offre à moi. La seule qui soit possible. Je suis mort. Comment ne m’en suis-je pas aperçu plus tôt ? C’est vrai que je n’ai pas l’habitude. Jusqu’à présent, j’étais bien vivant. Comme je suis parti sans laisser de fortune, mes proches ont été obligés de vendre mes affaires pour en tirer de quoi payer l’enterrement. Je pleure mon propre sort et les larmes de chagrin coulent sur mes joues. Je les avale. Elles n’ont pas même pas le goût salé. Voilà qui prouve que je ne suis plus de ce monde.

La mort dans l’âme, je capitule devant l’inévitable. Mais j’aimerais encore servir à quelque chose, ne serait-ce qu’un peu, quitte à encombrer la vie des autres. Comme ces sacs à main crasseux, ces miroirs aveugles et ces peintures ratées.

Je demande à un vendeur un bout de papier et j’écris d’une main hésitante dessus: À VENDRE. PRIX À DÉBATTRE. Je colle l’étiquette sur mon manteau. Ensuite, je choisis un petit coin libre entre des vieilles BD aux pages manquantes et des montres cassées. Pas trop en évidence pour ne pas gêner mais pas trop caché non plus. Je me force d’afficher un sourire affable, espérant attirer des acheteurs. Trouverai-je quelqu’un qui voudra de moi ?

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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