Perdues à Ruisbroek ou dans la gueule du loup IV

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La chambre du jeune homme est minuscule et les meubles sont d’une simplicité presque carcérale. Les seuls signes de luxe, un vieil ordinateur et un réveil du genre de ceux qui émettent  un son particulièrement strident, même lorsqu’on les jette contre le mur. Ce qui attire l’attention, ce sont les affiches sur les murs. Pas de chanteurs célèbres ni de sportifs musclés. Partout des photos de cerfs, d’écureuils et même un petit hérisson. Près de la fenêtre, un paysage de forêt paisible s’étend à perte de vue, plongé dans un léger brouillard qui s’évapore sous les rayons de soleil.

– Ce type est un romantique, soupire la Blonde, fière de sa capacité de pouvoir cerner  n’importe quel personnalité en un coup d’œil.

– Non, c’est un loup ! chuchote la Brune. Devant le regard interloqué de son amie, elle s’adresse au jeune homme. – Vous aimez la chasse ?

– La chasse ? Le jeune Flamand réfléchit si un tel mot se trouve dans son vocabulaire limité. Visiblement non. Il ne comprend pas où la Brune veut en venir.

– Grrr… fait la Blonde pour lui expliquer. Puis elle désigne le cerf sur l’affiche et sort ses dents, comme si elle voulait le dévorer. Depuis qu’elle vit en Belgique, elle a développé une obsession des barrières linguistiques. Vouloir les briser à tout prix la pousse parfois jusqu’au ridicule.

Le jeune homme l’observe désemparé. Finalement, il déclare: – J’aime la photographie. Je fais des photos.

– Tu vois, c’est un photographe amateur. Tout s’explique ! dit la Blonde à la Brune avec un  sourire condescendent de celle qui sait tout. La Brune a l’air soulagée mais reste sur ses gardes.

– Je vous montre mes photos ? propose le jeune homme. C’est sans doute sa grande fierté.

Les deux amies acceptent, ne sachant comment faire autrement. Vu qu’il n’y a pas de chaises, elles s’installent par terre pendant que le jeune homme sort ses archives. Il est visiblement passionné par l’argentique, puisque dans ses armoires s’entassent des piles d’albums.

– Je pensais bien que c’était un romantique… Et nostalgique, de surcroît ! chuchote la Blonde à l’oreille de la Brune. -Je parie qu’il aurait préféré vivre au XIXe siècle, qu’il n’a eu que des amours platoniques jusque là et qu’il n’a pas de compte Twitter.

La Brune, méfiante, feuillette le premier album en cherchant l’image d’un animal à la gorge déchirée, vidé de son sang. Quand elle a une idée dans la tête, elle peut être très obstinée.

À l’aide de nombreuses Maes, les deux amies survivent à la suite interminable de photos de renards, de corbeaux et de lièvres. – Tous ces animaux ont quelque chose en commun, remarquent-elles, à nouveau enivrées par l’alcool et par leur aventure insolite.

– Ils ont un regard si… si…, essaie de s’exprimer la Brune.

– Si quoi ? insiste le jeune homme. Il rougit, flatté par tant d’enthousiasme.

– Si animalier ? suggère la Blonde.

– Ah, fait le jeune homme, déçu. Il ne s’attendait pas à une réponse si ordinaire.

– Au contraire !” proteste la Brune. Ils ont tous quelque chose de très humain. – Regardez ces trois corbeaux sur le toit. On dirait qu’ils se disputent et que celui du milieu dit quelque chose de très grossier…

Le jeune homme ferme brusquement l’album, déclare qu’il est tard et leur propose comme humble couche son propre lit. Lui-même se contentera du canapé de la mère-grand. Après leur avoir souhaité brièvement bonne nuit, il descend.

Les deux amies se préparent pour aller dormir. Comme le lit est assez étroit, elles sont obligées de se coller l’une contre l’autre. C’est un peu inconfortable mais ça leur rappelle leurs années de lycée où elles dormaient chez des copines à trois ou quatre dans le même lit. Elles s’en amusent. Ça inspire les confidences.

– Tous les hommes avec qui tu couches, tu ne les vois donc que trois fois ? demande la Brune à la Blonde, évoquant leur conversation sur le quai de la gare de Bruxelles.

– C’est ça. Mais j’ai fait une connerie récemment, répond la Blonde. -J’ai accepté un quatrième rendez-vous.

– C’est plutôt bien, non ? réagit la Brune. -Ça veut dire qu’il te plaît.

– Justement, c’est une catastrophe. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse, déclare-t-elle, sombre.

– Pourquoi ce serait une catastrophe ?

– Ça ne mène qu’à des problèmes. Et puis je déteste être émotionnellement dépendante de quelqu’un. C’est exactement ça qui est en train de se passer.

– Je suis émotionnellement dépendante de Bruno. Lui, il est dépendant du shit. Ce n’est pas drôle tous les jours, soupire la Brune, compréhensive.

– Mais tu peux être sûre que Bruno sera encore là quand tu rentreras chez toi, ce qui n’est pas le cas de mon amant, déclare la Blonde. -Ohhh, je déteste les débuts de relation. C’est complètement imprévisible. Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce que je l’aime ? Rien n’est plus stupide et plus douloureux que ces questions. Alors que je ne veux pas avoir de relation, répète-t-elle.

La Brune ne comprend pas. La dernière fois qu’elle était amoureuse, c’était de Bruno, et ça fait déjà plus de dix ans. Elle ne se souvient plus très bien quel effet ça lui faisait. Elle préfère changer de sujet.

-Tu crois qu’on l’a vexé ? demande-t-elle.

– Qui ? Le type avec ses photos ? -Mais non, il avait juste envie de dormir…

La Blonde est convaincue que les hommes ne peuvent pas ressentir des émotions trop compliquées. En bâillant, elle propose de reporter la conversation au lendemain. Elle est crevée.

– Je ne peux pas m’endormir tant que je ne suis pas sûre qu’il n’est pas fâché, proclame la Brune, subitement pleine d’énergie.

– Va lui demander alors, répond la Blonde, pragmatique. Puis elle se retourne de l’autre côté pour lui signifier que le dialogue est clos.

– Je ne peux pas le déranger !” proteste la Brune. – Ou tu crois que… ?”

Du côté de la Blonde, c’est le silence. Sa devise est que chacun doit prendre ses propres décisions. Bon, j’y vais, se décide la Brune. Sinon, je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit. Je reviens toute de suite !

C’est ça, se dit la Blonde tout bas lorsque la porte se referme derrière son amie. Ne me dis pas que tu n’avais pas envie de voir s’il était aussi mignon en pyjama que tout habillé… Elle se retourne ensuite sur le côté et au bout d’une minute, elle se met à ronfler tout doucement.

Tôt le matin, le redoutable réveil au son strident se met à sonner. La Blonde a envie de le jeter contre le mur mais comme ce n’est pas le sien, elle y renonce. Puis elle constate que la Brune a disparu. La place à côté d’elle est vide et visiblement, son amie n’a pas dormi là. Elle s’efforce de ne pas s’affoler, mais enfile vite ses vêtements et part à la recherche de la Brune perdue une fois de plus.

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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