Le concert

« Allô ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne peux pas venir ? » s’écria Tamara, alarmée.

Pendant qu’elle déchiffrait des bruits inarticulés sortant de son téléphone, elle ressentit un coup violent dans son ventre.

« Chut, calme-toi », ordonna-t-elle à son fils. « Ce n’est pas le moment. »

Le petit ne devait naître que deux semaines plus tard. Mais déjà, il montrait un caractère persévérant et coriace. Après avoir accusé un nouveau coup de pied, Tamara se mordit les lèvres en s’efforçant à concentrer son attention sur la conversation avec son amie Pilar.

« Qu’est-ce qui a brûlé ? Tu as eu un burn-out ? »

Il était difficile de saisir ce que Pilar lui expliquait. Non, ce n’était pas un burn-out, même si son amie travaillait beaucoup trop. C’était une tortilla qu’elle était en train de préparer et qui avait apparemment brûlé. Le plat calciné avait produit une fumée si puissante que les pompiers que les voisins avaient appelés ordonnèrent à Pilar d’évacuer l’appartement. Elle était bloquée là, devant son immeuble, expliquant aux braves hommes casqués qu’il ne s’agissait que d’un accident banal qui survenait régulièrement dans tout ménage espagnol. En vain, car ils ne voulaient rien entendre, décidés à lui sauver la vie.

Tamara imagina un instant Pilar fuyant son foyer en flammes dans les bras d’un pompier musclé. Cela n’aurait pas été si mal. La situation réelle était hélas beaucoup plus grave. Le risque était que Pilar rate le concert du soir, dont elle était l’une des principales protagonistes.

« Tu ne peux pas t’échapper discrètement ? Les partitions sont restées à l’intérieur ? » Tamara assaillait son amie de questions.

« Je vois, ils te surveillent… Ils ont appelé une ambulance pour t’amener aux urgences ? Non mais qu’est-ce qui leur prend, à ces brutes ? »

À ce moment-là, son fils lui asséna de nouveau un coup et Tamara poussa un râle. Une goutte de sueur apparut sur son front.

« Au moins, tu ne dois pas sauter par la fenêtre ! » Tamara ne trouva rien de mieux pour tenter d’apaiser la crise d’hystérie de son amie. Mais Pilar n’apprécia visiblement pas son optimisme.

« Mais bien sûr que c’est horrible. Je te dis que c’est affreux ! Donc, tu ne viens pas ce soir. Oui, on se rappelle. Courage ! »

Tamara raccrocha, toute secouée. Elle prit un mouchoir en papier qui traînait sur le bureau pour tapoter délicatement son front. Puis elle caressa distraitement son ventre pour calmer le petit qui entama un nouveau match de football dans ses entrailles.

L’absence de Pilar était extrêmement fâcheuse. C’était précisément elle qui chantait la voix principale, avec Tommaso. S’il avait dû le faire tout seul, ça l’aurait rendu très nerveux. Il abhorrait les solos. Mieux valait l’appeler pour le prévenir et lui dire de s’y préparer à l’avance.

Tamara reprit son téléphone.
« Allô, Tommaso ? Tu vas bien ? Non ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Tamara retint son souffle. La voix de son ami semblait exaspérée au plus haut point. Comme d’habitude, il hurlait au téléphone. Tamara dût l’éloigner de son oreille pour éviter de devenir sourde, maudissant ses habitudes bruyantes d’Italien.

« Un embouteillage monstre à Groenendal ? Un accident ? Mon Dieu, ça tombe vraiment mal. Tu crois que tu ne pourras pas y être pour 20 heures ? Calme-toi, Tommaso, on va se débrouiller. Et puis je suis sûre que tu vas arriver à temps. »

Tamara se mit à tapoter son ventre machinalement. Les coups de pieds se calmèrent mais une autre douleur, inhabituelle cette fois-ci, s’empara d’elle.

« Tu trouves que je suis trop optimiste ? Mais que veux-tu que je fasse ? Que je me mette à pleurer ? »
Tamara se sentit offensée par la remarque de son ami. C’était la deuxième fois en cinq minutes qu’on la traitait d’optimiste, comme si ce mot était une insulte.
« Non, Pilar ne pourra pas chanter toute seule. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas mais… D’accord, on verra, croisons les doigts. »

Les vagues de douleur s’accéléraient et Tamara n’eut soudain plus la force d’expliquer à Tommaso l’incident qui était arrivé à Pilar.

Après avoir raccroché, elle appela directement son mari.
« Chéri ? Je crois que ça a commencé. Il faut que tu viennes me chercher à la maison pour m’emmener à l’hôpital. »

Tamara ne garda que très peu de souvenirs du reste de la soirée. Comme si tout était recouvert d’une brume épaisse. À travers cette brume, elle entrevoyait la salle d’accouchement au décor froid et minimaliste. Elle reconnaissait à peine le visage crispé de son mari qui ne savait pas ce qu’on attendait de lui et dissimulait maladroitement une envie de s’enfuir. La voix nasillarde d’une infirmière infligeait un tel supplice à ses oreilles délicates que Tamara aurait préféré perdre connaissance.

De temps en temps, lorsque la douleur s’atténuait, Tamara reprenait de l’énergie.
« J’ai un concert à donner ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas le moment d’accoucher… Je dois aller chanter. On a invité du monde. On m’attend ! »

« Madame, vous avez perdu les eaux et vous ne pouvez pas partir d’ici », lui répondait invariablement l’infirmière. Cette femme faisait preuve d’une patience résignée, propre à tout personnel médical habitué aux divagations délirantes des patients.

Tamara la traita intérieurement de geôlière cruelle et se détourna d’elle pour donner des ordres à son mari.

« Appelle Krzysztof. Il doit dire à tout le monde que je ne peux pas venir ce soir. Tu imagines, pour notre anniversaire ! C’est une catastrophe. Comment ils vont faire sans moi ? Déjà que Pilar et Tommaso ne seront pas là… »

La petite chorale qu’elle avait fondée exactement dix ans plus tôt était la fierté de Tamara. Ils ne chantaient que des œuvres originales, composées par Krzysztof. Leur style se situait quelque part entre le chant folklorique polonais et le rock psychédélique hongrois, selon l’inspiration de ce dernier. Tamara et ses amis réussirent à fidéliser un petit public, avide d’expériences intenses et insolites. Ce soir-là, ils devaient fêter leurs dix ans d’existence. C’était le point culminant de l’histoire du groupe.

Tamara avait déployé toutes ses forces et avait utilisé toutes les ruses possibles pour réserver une petite salle à Bozar, d’habitude accessible uniquement à la fine fleur artistique. Certes, Singingbrussels était un groupe d’amateurs mais Tamara rêvait qu’un jour un petit miracle se produise et que son modeste ensemble acquière une réputation internationale.

Quand son mari lui avait rappelé quelques mois auparavant que la date choisie pour le concert était proche de l’accouchement de leur enfant, elle avait balayé sa remarque d’un revers de main. Singingbrussels avait été fondé le 10 juin 2013 et il était exclu de fêter cela un autre jour que le 10 juin 2023. Leur fils n’avait qu’à attendre. Lui-même deviendrait sûrement musicien un jour et par respect pour sa mère artiste, il ne gâcherait pas un événement pareil.

Sauf que depuis quelques semaines, il se comportait non pas en artiste mais en footballeur. Une espèce que Tamara avait en horreur… Elle avait promis à tout le monde que la soirée serait inoubliable. C’est exactement ce qui était en train de se produire mais, hélas, pour des raisons assez différentes de celles qu’elle avait imaginées.

 

À 20 heures tapantes, ni vue, ni connue, Claire se faufila dans le sous-sol de Bozar. Elle avait très peur de ce qu’elle allait découvrir en ouvrant la porte de la salle où la chorale aurait dû se produire ce soir-là. Y trouverait-elle une foule de gens furieux, exigeant que le concert ait lieu coûte que coûte ? Allaient-ils la lyncher si elle leur disait qu’ils pouvaient rentrer chez eux ?

Claire était la plus jeune membre du groupe et sa silhouette était menue et fragile. Même si ça faisait déjà cinq ans qu’elle avait intégré la chorale, elle ne pouvait s’empêcher de paniquer avant chaque concert.

Certes, celui-ci était annulé mais ça la rendait encore plus nerveuse. Quel malheur quand même ! Tamara était en train d’accoucher, Tommaso était coincé dans un embouteillage et Pilar avait été kidnappée par des pompiers induits en erreur par des voisins hispanophobes. Le noyau dur étant ainsi réduit à néant, le reste du groupe mené par Krzysztof avait décidé d’abandonner.

Krzysztof envoya des messages à tous les invités mais- chargea en plus Claire de se rendre sur place pour expliquer la situation à tous ceux qui n’auraient pas reçu l’information. Claire n’avait pas compris pourquoi Krzysztof n’assumait pas cette mission lui-même. Mais, étant de nature timide, elle n’avait pas osé contester sa décision et obéit docilement.
Sans faire de bruit, elle entrouvrit la porte et jeta un regard furtif à l’intérieur. La petite salle était vide. Non, pas complètement. Au premier rang était assis un personnage qui fixait le podium d’un air avide.

Claire le reconnut immédiatement. C’était son collègue Dirk, secrètement amoureux d’elle depuis quelques mois. Enfin, ce n’était pas vraiment un secret car tout le monde était au courant au bureau. Ses regards pesants, sa manière lourde de lui faire la cour n’échappaient à personne. Derrière son dos, on se moquait de lui et Claire souffrait de ces petites plaisanteries cruelles tout en se reprochant d’en être la cause.

Si au moins Dirk n’était pas si laid ! Elle l’aurait pris en pitié et aurait peut-être répondu à ses avances. Mais il sentait les frites, avait les cheveux gras et par-dessus tout, il louchait. Et si c’était héréditaire ? Claire imagina une flopée de bambins qui louchaient tout comme lui. Rien qu’à cette pensée, elle tressaillait de dégoût. Non, il était impensable qu’un jour elle épouse cet homme.

Claire ne savait pas si Dirk avait reçu ou non l’information sur l’annulation du concert. C’était probablement un obstacle qu’il aurait bravé allègrement. Car rien ne pouvait le décourager d’être présent à tous les concerts de Singingbrussels depuis que Claire lui avait glissé timidement une première invitation à leur spectacle. À l’époque, elle ne s’était pas encore doutée qu’il avait des sentiments pour elle. Elle était simplement heureuse d’élargir le public quelque peu clairsemé qui assistait à leurs représentations. Dirk finit par devenir une sorte de pilier, un admirateur inconditionnel du groupe qui n’aurait pas manqué un seul spectacle.

Et il était là, encore une fois, imperturbable, patient et enthousiaste. Claire sentit qu’elle allait défaillir. L’idée de se retrouver en tête-à-tête avec cet homme lui fut si insupportable que pour la première fois de sa vie, elle ne fit pas ce qu’on lui avait demandé.

Doucement, elle referma la porte de la salle et s’éloigna sur la pointe des pieds. Dirk resta là assis pendant encore une heure, sans bouger d’un pouce, entretenant l’espoir absurde de voir Singingbrussels apparaître miraculeusement sur scène pour fêter ses dix ans d’existence.

 

Le petit footballeur naquit le 11 juin à 3 heures du matin. Il pesait 3 kilos et demi, ce qui n’était pas si mal pour un futur sportif. Après cela, Tamara s’endormit profondément comme si elle se doutait que c’était le dernier véritable sommeil que le petit lui accorderait dans les prochains mois.

Quant à Pilar, elle ne rentra des urgences que le lendemain matin et la première chose qu’elle fit à la maison fut de jeter les restes calcinés de la tortilla dans la poubelle.

Tommaso ne réussit pas à venir à Bruxelles ce soir-là. Après deux heures d’attente et au comble du désespoir, il fit demi-tour en se promettant de ne plus jamais se rendre à Bruxelles en voiture. Le train aurait été sans aucun doute la meilleure solution.

Après de longues hésitations, Claire décida de dénoncer Dirk pour harcèlement au travail. Finalement, elle n’osa pas le faire mais jouer avec cette idée lui permit de mieux supporter les tentatives de séduction pénibles de son collègue avant d’être mutée à l’étranger.

En souvenir de cette soirée maudite, Krzysztof composa un chant polyphonique que l’on pourrait qualifier d’élégiaque.

La célébration de l’anniversaire de Singingbrussels fut officiellement remise au 10 juin 2033 pour que le petit footballeur qui aurait alors dix ans ne perturbe plus le déroulement de l’événement historique.

Veronika

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