Le mystère du Vieux Bruxelles

Je m’étais levé ce matin avec un mal de tête épouvantable. Je constatai les dégâts produits par la fête qui s’était prolongée jusqu’au petit matin : des verres oubliés sur les étagères de la bibliothèque et des mégots nonchalamment posés dans les pots de plantes. Comme toujours, je me dis « plus jamais », tout en sachant que je ne résisterai pas au prochain appel de l’animal social qui grondera en moi.

La soirée était inoubliable. Des amis amenèrent d’autres amis qui apportèrent des bouteilles et des provisions. À minuit, je discutais dans le salon avec un chirurgien moldave qui me vantait les bienfaits de l’ablation généralisée de l’appendice. D’après lui, ce serait un moyen d’augmenter le quotient d’intelligence dans la population européenne.

La discussion était passionnante mais je ne perdais pas de vue mon ex-petite amie qui se faisait embrasser par l’un de mes amis d’enfance près de la bibliothèque, devant les œuvres complètes de Proust. « Traître ! » fulminai-je en mon for intérieur. À l’école maternelle déjà, il avait séduit mon amie Bérénice, une splendide fille de quatre ans, pour aller jouer avec elle au papa et à la maman. À seulement trente-cinq ans, il était marié pour la deuxième fois. Apparemment, il cherchait toujours la femme de sa vie.

Un peu plus tard, la situation changea radicalement. À deux heures du matin, c’était moi qui embrassais mon ex-petite amie devant Proust tandis que mon ami d’enfance discutait avec le chirurgien moldave. Heureusement pour nous tous, celui-ci ne se fit embrasser par personne car des poils drus et disgracieux sortaient de son nez proéminent.

Si seulement je pouvais arrêter ce mal de tête ! Mon ventre protesta également. Il fallait que j’avale quelque chose. J’inspectai le réfrigérateur et mon attention fut attirée par un fromage soigneusement enveloppé. Mon voisin belge ou l’un de mes collègues l’avait probablement apporté et on avait oublié de le manger. La boîte, joliment décorée, portait le nom de « Vieux Bruxelles » en lettres noires sur un fond rouge. Je connaissais le Vieux Bruges mais le Vieux Bruxelles ? Sans doute une nouveauté dans le monde des fromages.

Saisi par la curiosité, j’ouvris la boîte et des effluves délicieuses chatouillèrent instantanément mes narines. Tout le monde ne serait pas d’accord avec moi mais je considère l’odeur du fromage comme faisant partie du plaisir que cet aliment divin nous procure. Je ne résistai plus à la tentation : comme un animal sauvage, j’arrachai l’emballage et plongeai ensuite mes dents dans la croûte sous laquelle se cachait une masse onctueuse.

Pour déguster un fromage, il faut fermer les yeux. Cela multiplie les sensations que vous pouvez ressentir. Je concède que c’est un peu régressif mais il faut vivre cette expérience unique le plus intensément possible. Après avoir ouvert les yeux, heureux comme un nouveau-né, j’aperçus mon reflet dans la vitre de la cuisine. C’était un visage que je ne reconnaissais pas. Pourtant, il me semblait familier.

J’attrapai mon téléphone et j’appuyai sur le premier numéro de femme qui s’y trouvait. Le hasard fit qu’il s’agissait de ma cousine, une trentenaire âpre et agaçante que j’évitais de fréquenter en dehors des réunions de famille.
« Valérie ? Oui, c’est moi. »

Le ton de ma voix était doucereux, comme celui d’un séducteur dans un film américain.

Si on allait manger un de ces quatre ? Ça te dit ?

Je lui proposai un rendez-vous et, à mon grand étonnement, elle accepta. Sans doute conquise par mon charme, elle paraissait plus aimable que d’habitude.

Je raccrochai et me mis à réfléchir. Qu’est-ce qui m’avait poussé vers Valérie ? Suis-je devenu fou de vouloir rechercher la compagnie de cette femme insupportable ? Je faisais défiler d’autres noms de femmes sur l’écran de mon téléphone en luttant contre un désir violent de les appeler toutes. De les exposer à mon charme dans le but de les faire succomber.

Soudain, mon ventre gargouilla à nouveau. Je mis l’opération séduction de côté pour revenir vers le délicieux fromage. En fermant les yeux pour me concentrer sur le goût exquis dans ma bouche, je me souvins de la personne à qui appartenait le visage dont j’avais aperçu le reflet sur la vitre. C’était mon ami d’enfance, le séducteur invétéré.

Cependant, après avoir avalé un autre morceau de fromage, j’y vis un tout autre visage. Celui de mon ex-petite amie. Quelque chose n’allait pas. La panique me saisit et une goutte de sueur coula sur mon front. Je l’essuyai rapidement car je ne voulais pas abîmer mon maquillage. Mon mascara ne tenait jamais très bien et je ne parle même pas de mon rouge à lèvres ! Je devrais demander à Valérie quelle marque elle utilisait car elle avait toujours l’air impeccablement maquillée.

Dans une sorte de frénésie, j’appelai le chirurgien moldave qui m’avait donné son numéro de téléphone la veille au cas où je voudrais me faire enlever mon appendice pour devenir plus intelligent. En tant que médecin, homme de science, il pourrait me donner une explication rationnelle de l’étrange phénomène de transformation dont j’étais manifestement victime.

La voix du médecin paraissait ensommeillée, je le réveillais visiblement. Rien de plus naturel après une soirée bien arrosée.
Mais qu’advint-il à ma voix à moi ? Je lui parlais avec l’accent chantant du Midi de la France, celui de mon ex-petite amie. Affolé par cette constatation, je fus incapable de lui expliquer ma situation et la conversation tourna à nouveau vers mon appendice. Sans que je sache comment, nous fixâmes la date de l’opération. Au bord d’une crise de nerfs, je le remerciai avec un petit rire coquet, très féminin, et je raccrochai.

Quelque chose allait mal. Très mal même. Je repris du fromage pour me calmer. Cette fois-ci, je ne fermai même pas les yeux. Car je savais déjà qui j’allais devenir. Je contemplais avec horreur mon nez qui s’allongeait et les poils drus qui se frayaient un chemin vers l’extérieur. Le reflet sur la vitre révéla une ressemblance parfaite avec le Moldave.

Mon Dieu ! Et si c’était l’effet du fromage ? Je devins soudain si faible qu’il fallait de toute urgence que je m’allonge. Je m’évanouis sur le canapé du salon.

J’ignore combien de temps j’étais resté prostré ainsi mais quand je me réveillai, la nuit tombait déjà. Je me sentis à nouveau moi-même. Sans envie excessive de séduire ni d’acheter un nouveau rouge à lèvres. Ni de couper les appendices des autres, d’ailleurs. Un regard furtif dans le miroir de ma salle de bains confirma mes suppositions. Mon vrai moi était de nouveau là.
Une fureur vengeresse me prit. Je saisis le fromage maudit. Avec l’idée qu’il fallait éloigner le plus possible cet objet dangereux, je le jetai dans un sac poubelle que je déposai devant la maison. Ensuite, j’annulai le rendez-vous avec ma cousine Valérie et l’opération de l’appendice chez le chirurgien moldave.

Je fus content de moi-même et le soir, je dormis du sommeil du juste. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Cependant, en sortant travailler le lendemain, je constatai que le sac poubelle était troué. Probablement, un renard, l’animal nocturne qui aime chasser les ordures dans les rues de Bruxelles, s’en était saisi, croyant trouver une denrée rare. Oui, très rare…
Depuis, j’appréhende le bruit de la sonnette qui pourrait se déclencher à tout moment du jour ou de la nuit. Qui sera derrière la porte ? En qui le renard se transformera-t-il ?

Ce qui est sûr, c’est que je me méfierai désormais de tous les fromages de Bruxelles. Qu’ils soient vieux ou jeunes, délicieux ou immangeables. Je compte désormais me nourrir exclusivement de jambon.

Veronika

Advertisement

About writingbrussels

Seven Writers. Three Languages. One City.
This entry was posted in Veronika. Bookmark the permalink.

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Twitter picture

You are commenting using your Twitter account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.