Le Palier

La fatigue était venue subrepticement. Loïc ne l’avait pas vue venir. C’est vrai qu’il voyageait depuis plusieurs heures et rien sur cette autoroute ne venait troubler sa concentration. Rien qui ne puisse interrompre un flot de pensées hypnotisantes, troublantes. Sur tout ce qu’il avait laissé derrière en partant.

Elle avait été pendant des mois la fille inconnue qui vivait à l’autre bout du palier. La fille fine au teint diaphane. Une masse de cheveux sombres toujours tirés en arrière, tirant ses traits dans une expression figée de peur discrète. Loïc l’avait remarquée sans la voir, comme l’on remarque la grâce d’un oiseau en plein vol. Jusqu’à ce jour d’octobre, jour où pour la première fois il s’était retrouvé face à face avec elle au moment de monter dans l’ascenseur. Ce jour-là, ses yeux n’avaient pu faire autrement que de se planter dans les siens. Elle avait des yeux tristes qui allaient avec tout le reste, ses cheveux, ses traits tirés, son énergie. Mais des yeux qui cachaient aussi autre chose, comme un message. Un message qu’il prit, en y repensant par après, directement pour lui.

Rien de lumineux n’émanait de cette fille et la descente dans l’ascenseur avec elle avait été un moment pesant et sombre. Instinctivement, Loïc s’était collé à la paroi opposée pour s’éloigner d’elle. Quand la porte s’ouvrit sur le rez-de-chaussée, il la laissa sortir en premier par courtoisie mais aussi peut-être pour qu’elle parte. C’est alors qu’elle le regarda une nouvelle fois dans les yeux, marquant son regard d’une intensité plus prononcée le faisant frissonner avant de partir lentement… Il y a des regards qui emportent tout avec eux. Même la lumière.

Loïc était de ces hommes que la vie n’avait pas encore marqué. Il paraissait sans âge, s’inscrivant quelque part dans la trentaine, voir la jeune quarantaine. Il était comme un bateau de plaisance, vivant au gré des marées, allant de port en port sans jamais vraiment s’amarrer. Trop jeune pour s’arrêter, trop vieux pour décider de changer.

La fille du palier avait été une première secousse dans la mer calme d’une vie sans remous. Son regard avait été comme un éclair dans le ciel clair de son existence et, depuis ce moment dans l’ascenseur, il ne cessait d’en sentir les secousses. On garde parfois des choses des gens que l’on croise. La fille lui avait transmis un hurlement et il ne savait pas comment s’en débarrasser depuis. Une énergie insidieuse qui avait éveillé de vives émotions en lui, si fortes qu’il se surprenait à y penser la nuit, guettant ses moindres allées et venues de jour dans l’espoir de lui parler, dans l’espoir d’en savoir plus sur qui elle était, sur de quoi son monde était fait.

Bientôt sa vie bien rangée ne lui suffisait plus et Loïc ne supportait plus sa vie étriquée dans son appartement de célibataire endurci. Là où les journées se raccourcissaient au rythme où les arbres perdaient leurs feuilles, il avait développé un besoin accru d’être dehors et de s’immerger dans la nature. C’était comme s’il avait développé une claustrophobie aiguë et avait désormais besoin d’être le plus souvent possible dans le grand air. Les soirées pluvieuses étaient devenues l’occasion pour lui de marcher longuement dans les rues de la capitale, regardant les fenêtres éclairées des appartements où des gens affalés sur leurs canapés mangeaient des plats à emporter hypnotisés devant leur tv, non-conscients que la lumière allumée de leur salon et leurs rideaux tirés les mettaient en scène pour ceux qui avaient osé braver la pluie et l’obscurité extérieure. Il existe des passages secrets dans le monde si on décide de faire différemment des autres.

Cette fille inconnue avait mis sans le savoir le doigt, ou plutôt les yeux, sur une part que Loïc n’avait plus touchée en lui depuis longtemps ; ses relations avec les autres et avec lui-même mais aussi son sentiment d’être à sa place, et de sentir en sécurité.

Avec l’automne devant lui, Loïc appréhendait l’arrivée de l’hiver et l’idée de tenir jusqu’au printemps était à présent devenue plus que questionnable. Il y avait peu de chance qu’il arrive jusque là en y pensant bien. Il freina doucement et sortit à la première aire d’autoroute.

Gaëlle

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Seven Writers. Three Languages. One City.
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