Je reconnais la manière de sonner de presque tous mes patients. On dirait que leurs angoisses, leurs obsessions et leurs traumatismes d’enfance résonnent dans mon cabinet dès qu’ils appuient sur la sonnette, avant même de franchir le pas de la porte.
Certains posent leur doigt très doucement sur le bouton, comme s’ils hésitaient jusqu’au dernier moment à se livrer à mes soins et conseils. Puis ils se lancent, presque malgré eux, et le son qu’ils produisent est léger, hésitant et en général très bref. Ce sont des timides qui n’osent pas importuner les autres par leur existence. Mon travail de psychanalyste consiste à leur donner plus d’assurance et de confiance en soi.
Les colériques constituent une autre catégorie. En sonnant, ils déclenchent une explosion d’émotions mal sublimées qui retentit telle une trompette annonçant le jugement dernier. C’est une torture auditive mais grâce à ce son, je sais à quoi m’en tenir: mon rôle est de calmer leurs ardeurs et d’apaiser leur colère.
Le son que j’ai entendu pour la première fois jeudi dernier à 15 heures pile était d’une tonalité toute nouvelle pour moi, difficile à saisir. J’y ai détecté quelque chose d’onirique, de très léger, presque fantomatique mais aussi de profondément triste et découragé. C’était un nouveau patient qui m’avait appelé quelques jours plus tôt et que je devais recevoir pour la première fois.
Une première rencontre entre un analyste et son patient est comme un premier rendez-vous amoureux. On tremble d’excitation et de curiosité, les sens sont éveillés, on se dit que tout peut arriver. Cela peut être le coup de foudre ou la déception totale. Dans le premier cas, le patient s’allonge volontiers sur mon canapé et une longue relation intime s’engage. Elle peut durer des années entières jusqu’à la guérison totale. Dans le cas opposé, après des préliminaires un peu froides, on renonce au canapé et à se revoir. Tout simplement, cela n’a pas marché, exactement comme dans la vie.
Mon nouveau patient est de constitution très délicate, tout en longueur, un peu palot et affreusement gêné. Il me plaît immédiatement. Il se confond sans cesse en excuses, trébuche contre le pied du canapé et laisse tomber le petit coussin par terre. Si je n’étais pas psychanalyste, pour le rassurer, je lui dirais que ce n’est pas grave. Mais j’en suis un et hélas, je sais que le moindre geste, la moindre maladresse a une signification profonde. Je ne peux donc pas prendre à la légère la quinte de toux qui l’empêche de parler pendant cinq bonnes minutes.
Je lui tends un verre d’eau. Il refuse d’un geste quelque peu pathétique et une expression douloureuse se dessine sur son visage.
« C’est ce temps, vous comprenez, ce temps ! »
Je ne comprends pas mais je fais le mmmhmmm typiques des psys, content qu’il ait retrouvé l’usage de la parole. Je vais enfin apprendre quelque chose sur lui.
« Ce froid, cette pluie ! Et moi qui rêvais des plages de Bali ou de quelque autre île exotique. C’est un malentendu, ça ne peut pas continuer comme ça ! »
Je refais mon mmmhmmm. Cela l’encourage à me dire davantage sur ce sujet et c’est exactement mon but.
« Pourquoi m’a-t-il inventé à Bruxelles ? »
« Excusez-moi, avez-vous dit inventé ? »
« Oui. » Il a l’air de ne pas comprendre pourquoi cette expression m’étonne.
« Qui vous a inventé? » Je souhaite éclaircir ce petit détail curieux.
« Mon auteur, évidemment. »
« Votre… quoi ? »
« Mon auteur ! Je suis un personnage de roman, voyez-vous. Un roman sur Bruxelles, plus précisément. Si j’ai oublié de le mentionner préalablement au téléphone, veuillez m’en excuser. Je suis si distrait… Non, pas distrait. Malheureux plutôt. Profondément malheureux. »
Il pousse des soupirs à fendre le cœur d’un insensible.
« Et pourquoi l’a-t-il fait ? » j’ose demander.
« Je ne sais pas, il est probablement d’ici et ne connaît pas d’endroit plus… plus agréable à vivre, disons. Un endroit où on n’est pas enrhumé tout le temps et où la survie d’un être humain ne dépend pas de l’état de son parapluie. D’ailleurs, croyez-vous qu’il m’ait donné un parapluie ? Bien sûr que non ! Sans scrupules, il me promène sous la pluie d’un bout de la ville à l’autre ! Je suis un détective privé dans son roman, vous savez… Je dois suivre des individus qui bavardent et s’amusent dans des cafés bien au chaud pendant que je monte la garde dehors, transi de froid. Ce n’est pas juste, n’est-ce pas ? »
« Mmmhmmm… »
« En fait, ce n’est pas pour moi que je suis venu ici. C’est plutôt pour lui, mon auteur… Moi, je suis parfaitement sain d’esprit, je n’ai pas besoin de faire une psychanalyse. Mais lui, ça devient vraiment urgent. Écrire sur Bruxelles ! Il faut être complètement détraqué ! Qui a envie de lire sur cette ville ? Alors qu’il existe des villes aussi excitantes que New York, Sidney ou Rio de Janeiro… Des villes qui font rêver, qui sont capables de vous transporter dans les hautes sphères de l’esprit, de vous extirper de la banalité de votre quotidien. Je vous dis, IL a un problème. Vous l’accepteriez pour une analyse ? Avec votre aide, il se mettrait peut-être à écrire des romans plus joyeux qui auraient lieu dans des contrées plus ensoleillées. Et moi, je serais sauvé. »
« Oui, bien sûr… » Par principe, je ne refuse jamais de patient. Mais ce cas est très curieux et je n’ai pas envie de l’échanger contre son auteur, un écrivaillon quelconque. C’est la première fois qu’ un personnage littéraire se trouve sur mon canapé. Mes collègues analystes seraient ravis d’en avoir un, c’est du jamais vu ! Je ne peux pas le lâcher si vite.
« Je vous propose d’en parler plus en détail lors de notre prochaine séance, » je lui dis. « Cela fera 60 € pour aujourd’hui. »
« Très bien. » Mon nouveau patient acquiesce et cherche à tâtons de l’argent dans ses poches. J’espère que son auteur lui a fourni un portefeuille. Ce serait le comble ! Notre monde est vraiment rempli de gens irresponsables. Écrire sur Bruxelles, déjà, quelle idée !
Mon patient me paie et je le raccompagne à la porte.
« Merci, docteur. » Il me sourit en me tendant sa main fine, presque transparente. « Je me sens déjà mieux. »
J’esquisse un sourire bienveillant et le regarde disparaître derrière les parapluies des passants pressés. Après lui avoir consacré une dernière pensée émue, je ferme la porte et reviens dans mon cabinet pour me préparer à la visite du patient suivant.
La prochaine sonnerie sera-t-elle brève et percutante ? Longue mais hésitante ? Je ne peux le prévoir mais je l’attends avec une impatience décuplée. Désormais, je sais que même les personnages littéraires peuvent être en proie aux tourments et visiter des cabinets de psychanalyse.