Bernard 01

Je sais que ces derniers temps, les appareils super intelligents ont commencé à faire des choses pour le moins étranges. L’ascenseur d’un bâtiment public, dans un accès d’amour-propre blessé, s’est pris pour un véhicule de transport et est sorti dans la rue pour prendre la direction de la côte belge, attiré, comme il disait, par les plages et le soleil.

Les personnes à l’intérieur de l’ascenseur étaient évidemment effrayées – elles voulaient simplement descendre du quatrième étage pour se rendre au garage et ne s’attendaient pas à ce qu’on les amène en vacances à Ostende. L’unité de secours a dû intervenir en urgence en immobilisant l’ascenseur fou pour libérer les passagers pris en otage. Cela a apporté de l’eau au moulin de certains traditionalistes qui depuis toujours réclamaient qu’on ne dote pas les machines d’une intelligence de type humain. Ils ont peur que ça puisse mal tourner pour l’humanité.

Lors de l’interrogatoire, l’ascenseur a déclaré que son rêve était d’être une voiture mais que lors de sa conception, une erreur s’était produite et qu’il a fini par devenir ce qu’il est maintenant : un ascenseur. Vu qu’il s’agissait d’un objet et non d’une personne humaine, il a été mis hors service, évidemment, et recyclé en conteneur avec une intelligence égalant celle d’une souris pour ne plus faire de dégâts.

Des accidents comme ça arrivent, me disais-je, c’est inévitable. Mais je ne m’imaginais plus vivre sans machines intelligentes. Que deviendrait notre civilisation ? Qui nous servirait ? Faudrait-il revenir à l’époque de l’esclavage ? Cela a certes fonctionné pendant un certain temps dans le passé mais les conséquences à long terme étaient plutôt désastreuses. Autant laisser le travail aux machines, n’est-ce pas ?

En même temps, je gardais quelques idées nostalgiques du passé. Je souhaitais par exemple essayer de me reproduire naturellement, comme ça se faisait dans le temps, en étant enceinte pendant neuf mois. Pour l’accouchement, je n’étais pas encore sûre de comment je voulais faire, mais on avait encore le temps de décider avec mon fiancé.
Sauf que Bernard, le jour où j’allais lui parler de mon idée, m’a entièrement prise de court.

« Chérie, je dois t’annoncer quelque chose. »
– Moi aussi. Mais commence d’abord toi.
Bernard a pris un ton à la fois coupable et infiniment doux : « Je vais partir en mission pour Jupiter quelques mois, peut-être un an. Je sais que ce sera une longue séparation mais j’ai trouvé une solution. Je t’ai commandé un Bernard 01. »
– Un quoi ?
– Une sorte de double qui me remplacera auprès de toi pendant mon absence. Ne t’inquiète pas, il est exactement comme moi. Et il est très pratique. Il suffit de changer sa batterie une fois par an.
Je suis restée sans voix et je ne lui ai alors pas parlé de mon projet de grossesse. Je ne voulais pas de ce Bernard 01 mais mon fiancé m’a supplié de l’essayer au moins pendant un certain temps. À contrecœur, je le lui ai promis avant son départ.

Quand Bernard 01 a été livré, j’ai dû reconnaître que la ressemblance physique avec mon fiancé était frappante. Les traits de son visage, ses gestes et sa voix était ceux de Bernard. Mais ce n’était qu’un robot, une machine sans émotions et sans convictions propres. Sa présence m’agaçait plutôt qu’elle ne me soulageait.

Pour me sentir moins seule, j’ai pris des vacances et je suis partie rendre visite à mes deux sœurs. Elles vivent avec leur famille à une heure en hélicovoiture de la capitale. Elles avaient déjà fait la procédure de reproduction assistée et ont chacune trois beaux enfants. Quelle chance elles ont, me disais-je. J’espérais oublier ma propre déception au milieu de tous ces bambins.

Bernard 01 m’a accompagnée. J’avais d’abord pensé le laisser à la maison pour surveiller l’appartement et arroser les fleurs. Mais finalement, j’avais besoin de quelqu’un qui m’aide avec les valises chargées de cadeaux pour toute la famille.

Pendant le voyage, Bernard 01 s’est révélé assez utile. Il me tenait la main pour soulager mon angoisse lors du décollage de l’hélicovoiture. Il surveillait également les valises et il est allé me chercher à boire à l’héliport après l’atterrissage. Le vrai Bernard n’aurait pas pu faire mieux.

Il me faisait tellement penser à mon chéri que je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander : « Si tu as été fabriqué pour remplacer Bernard, crois-tu que tu serais capable de me faire un enfant ? »
Un silence inconfortable s’est installé.
– Ceci reste en dehors de mes compétences, a répondu finalement Bernard 01, évasif. C’est avec ton fiancé qu’il faut en parler.

J’aurais dû m’attendre à cette réponse mais j’étais quand même un peu déçue. Après l’arrivée chez mes sœurs, je préférais éviter le robot. Lui aussi, il gardait ses distances avec moi après cette conversation qu’il avait dû trouver déplacée.

Mes sœurs nous ont accueillis à bras ouverts. Elles ont trouvé génial d’avoir amené un robot si sophistiqué et elles l’ont immédiatement chargé des tâches domestiques et aussi du soin des enfants. Par chance, Bernard 01 était accessoirement entraîné comme baby-sitter et aide-ménagère.

À mon étonnement, ces quelques jours passés avec ma famille ont freiné mon désir de maternité. Mes nièces et neveux étaient évidemment adorables mais j’ai dû constater qu’ils étaient aussi complètement épuisants. Pourquoi un enfant n’arrête pas de parler, de bouger et de réclamer de l’attention ? Et multipliez cela par six…

Il n’y avait que Bernard 01 qui savait faire preuve d’une patience inébranlable vis-à-vis d’eux. Cela ne compte évidemment pas car il était un robot. Mes sœurs et moi, par contre, humaines comme nous sommes, étions vite dépassées par ces boules d’énergie pure qui parfois nous exaspéraient.

Mon séjour touchait à sa fin. Le dernier jour, nous avons entrepris une longue promenade à travers les bois. L’automne était déjà là et les couleurs des arbres étaient à proprement parler incroyables. Depuis qu’on leur met des produits spéciaux pour les protéger contre les maladies, leurs feuilles sont si colorées qu´on a l´impression d´admirer une mosaïque psychédélique.

Ainsi, cette dernière promenade avec ma famille me semblait presque irréelle. Bernard 01 courait devant avec les enfants. Mes sœurs et moi, un peu en retrait, marchions derrière eux. Du groupe joyeux nous parvenaient des rires et des éclats de voix. Bernard 01 racontait probablement des histoires drôles aux enfants, il était vraiment fort pour cela.
Soudain, ma sœur Anne m’a surpris avec une proposition.

« Et si tu laissais Bernard 01 ici ? Je sais que tu n’arrives pas à te sortir le vrai Bernard de la tête. Évidemment, une copie ne peut pas le remplacer. Le 01 ne te sert à rien ! »
Ma sœur Christine a surenchéri : « Ce serait super de l’avoir pour nous ! Je vous dis, les filles, il est bien meilleur que mon mari. Toute la journée, il court après les enfants et le soir, il trouve encore du temps pour me faire une tisane et me masser le dos. »
– Tu te laisses masser le dos par Bernard 01 ?
Je ne sais pas pourquoi mais cela m’a scandalisé.
Avant que je puisse ajouter quoi que ce soit, Anne m’a interrompue : « Moi aussi ! Il fait ça très bien, d’ailleurs. Je n’ai presque plus jamais mal au dos et mon propre mari me dit que j’ai rajeuni de dix ans depuis que Bernard 01 est là ! »
Elle a eu un petit rire qui m’a tout de suite déplu et qui de plus paraissait lascif.
– Et les enfants l’adorent, a ajouté Christine. De toute façon, tu ne l’aimes pas.

Je n’ai rien dit car j’avais besoin de réfléchir. Un millier de choses me passaient par la tête à la fois. Je regardais le robot prendre mon neveu et le faire sauter dans ses bras. Le garçon hurlait de plaisir et d’excitation. Cette image du bonheur familial parfait me faisait presque mal. Devrais-je vraiment laisser le robot à mes sœurs ?

Si j’aimais ou si je n’aimais pas Bernard 01, telle n’était pas la question. J’étais censée aimer mon fiancé et pas sa copie. Mais que dirais-je à Bernard quand il reviendrait de sa mission ? Que je me suis débarrassée de son double ? Il pourrait se vexer. Et finalement, il est à qui, ce robot ? À moi aussi, il pourrait me faire des massages.

Au fond de moi, je savais que toutes ces réflexions étaient vaines. La vraie raison, j’avais du mal à me l’avouer à moi-même. Serait-ce de la jalousie par rapport à mes sœurs ?
Je ne disais toujours rien mais je savais déjà ce que j’allais leur répondre. À ce moment-là, Bernard 01 a regardé dans ma direction pour m’envoyer de loin un sourire radieux. Et je lui ai souri à mon tour. Les arbres colorés dansaient autour de nous et tout me paraissait beau.

Veronika

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