Perdues a Ruisbroek ou le goût exquis des gâteaux de Starbucks

Cake Gare Central

— J’ai le temps de prendre un café ?

— D’accord, mais en vitesse, il faut pas rater le train.

Deux femmes se dirigent vers le Starbucks de la Gare Centrale. La blonde est si grande qu’on dirait qu´elle flotte dans le vent. Pourtant, elle marche d’un pas décidé. C’est elle qui connaît l’endroit et mène le jeu. À côté d’elle trotte la petite brune, quelque peu perdue dans cette gare qu’elle ne connaît pas. Vêtue d’un manteau visiblement trop grand, elle semble avoir pillé la garde-robe de sa sœur aînée. En réalité, c´est la grande blonde qui le lui a prêté pour cette journée qui risque d´être pluvieuse.

L’intérieur du Starbucks baigne dans une lumière chaude et artificielle. Les gâteaux au comptoir sont parfaitement alignés. Leur présentation est la même à New York, à Paris ou à Moscou. Depuis que Dieu n’existe pas, c’est l’ordre immuable des choses qui est censé consoler l’homme moderne. Un cheese cake s’affiche toujours aux côtés d’un carrot cake et on le déguste accompagné d’un café identique dans un gobelet identique. Cela contribue au bonheur collectif.

— Bon, se décide la Blonde. Si tu prends un café, je prends un chocolat chaud. — Un chocolat chaud ? s’étonne la Brune.

La Blonde explique : Je m’y suis mise pour prendre un peu la couleur locale. Tout le monde en boit à Bruxelles. Tant pis si je retombe en enfance.

— Autre chose ? demande la vendeuse, arborant un air candide qui est en réalité très séduisant.  Elle louche sans cesse en direction des gâteaux et son teint mat rappelle un brownie à peine sorti du four. Avec sa voix tout miel, on dirait l’incarnation même de la tentation. En servant les boissons, elle laisse aux clients le temps d’y succomber. De fait, il est  presque impossible de résister aux pâtisseries.

Quelques minutes plus tard, les deux amies ressortent du Starbucks avec deux gâteaux qu’elles n’avaient nullement l’intention d’acheter, enfouis pudiquement dans un sachet blanc.

— Il faut surtout pas se tromper, déclare la Blonde une fois qu’elles sont sur le quai. Il y a un train toutes les cinq minutes, on se croirait à Tokyo. On doit surveiller le panneau d’affichage pour être sûres de monter dans le bon.

— Je te fais confiance, soupire la Brune, contente de pouvoir confier le cours de sa vie à quelqu’un le temps d’un week-end. Depuis que la Blonde a déménagé à Bruxelles, elles ont instauré la tradition de se voir une fois par an. Cette année, c’est le tour de Bruxelles. L’année suivante, ce sera Bordeaux où habite la Brune, puis à nouveau Bruxelles et ainsi de suite. Pour varier les plaisirs, elles ont décidé, par ce jour d’automne, de visiter Gand.

— Voilà le train ! annonce la Blonde. Pas de chance, il est bondé, ajoute-t-elle, contrariée.

— C’est loin, Gand ? demande la Brune. Je veux dire, on sera obligé de rester debout pendant combien de temps ?

— Attends, j’ai une idée, dit la Blonde. Après celui-ci, il y a un autre train et puis c’est à nouveau un train pour Gand. Il part dans dix minutes et il sera sûrement moins rempli.

— Tu trouves toujours une solution à tout, souffle la Brune avec soulagement, et pour faire passer le temps, elle sort des gâteaux du sachet. Les deux amies mâchent en silence en fixant le panneau d’affichage. Le train pour Gand disparaît dans le tunnel.

— Bruno s’en sortira avec les enfants ? demande la Blonde.

— Oui, répond la Brune avec conviction. Dans sa voix transparaît une profonde expérience du couple, ainsi qu’une certaine sagesse qu’on atteint généralement après de nombreuses années de mariage. J’ai dit aux enfants qu’ils auraient droit à des pralines s’ils ne rendaient pas leur père dingue pendant le week-end. Et j’ai promis la même chose à Bruno s’il réussit à les garder vivants jusqu’au dimanche soir. Ah, il faut que j’achète des pralines. Puis elle ajoute : Même si ce ne sont pas vraiment les pralines qui l’intéressent…

— Il fume toujours ? demande la Blonde sur un ton neutre.

— Ça ! répond son amie. Une fois, il a essayé d’arrêter. Tout à coup, il a vu les enfants  hurler et courir partout. Il pensait qu’il devenait fou.

— C’était une hallucination ? demande la Blonde, préoccupée. Il est allé voir un médecin ?

— Non, il n´hallucinait pas ! Il s´était juste reconnecté à la réalité et a remarqué que les enfants se bagarraient. Depuis, il prétend que le shit lui permet de supporter sa famille. Pour être entièrement honnête, moi aussi, je le préfère avec son joint. C’est mieux que de le voir hurler sur les enfants pour soi-disant les calmer.

— Je vois, dit la Blonde, soulagée de n’avoir ni enfant, ni mari. Le monde lui semble plus simple ainsi. Un train arrive.

— Allez, viens, on monte ! ordonne-t-elle. Comme elles s’y attendaient, le train est presque vide. Elles n’ont que l’embarras du choix pour s’installer dans des fauteuils confortables. Elles se débarrassent de leurs manteaux, enlèvent leurs chaussures et s’enfoncent dans leurs sièges. Loin des oreilles de quelques rares passagers,  elles poursuivent leur conversation en toute discrétion.

— Et toi ? demande la Brune. La question semble d’ordre général mais la Blonde sait où son amie veut en venir.

— Je pratique le « système des trois », déclare-t-elle mystérieusement.

— Qu’est-ce que c’est ? demande la Brune, titillée par la curiosité.

— Le système des trois rendez-vous.  Un : je rencontre quelqu’un.  Deux : si l’homme me plaît, je couche avec lui.  Trois : je le revois pour rompre poliment, s’il ne l’a déjà pas fait lui-même. Parfois, on couche encore une fois ensemble pour fêter les adieux, mais ça s’arrête là. Je  m’en tiens au chiffre trois pour éviter les ennuis d´une relation prolongée.

— Ah, soupire la Brune. L’idée de ne pas avoir le même homme dans le lit tous les soirs l’éblouit un instant.

— C’est une démarche très humaniste, au fond, ajoute la Blonde. Je me protège de la déception et j’épargne la misère aux autres.

— Mais tu ne te sens pas un peu seule ?  demande la Brune, saisie d’un doute. Sa question reste sans réponse. Soudain, une contrôleuse surgit on ne sait d’où, vêtue d’un uniforme lisse et parfait.

— Vos billets, s’il vous plaît, demande-t-elle avec le sérieux propre à sa profession. La Blonde cherche fébrilement dans son sac, puis vérifie ses poches avant de scruter les profondeurs de son portefeuille.

— Vos billets sont tombés par terre, pas de panique, mesdames. La contrôleuse se penche et ramasse quelque chose à leurs pieds.

— Tout va bien, souffle la Blonde avec soulagement. J’ai eu peur de les avoir perdus.

— Tout ne va pas si bien que ça, je suis désolée, réplique la contrôleuse en examinant les titres de transport. Vous avez des billets pour Bruges mais ceci est un train pour Braine-le-Comte.

— Pour Bruges ? Comme ça se fait que j’ai pris des billets pour Bruges, alors qu’on voulait aller à Gand ? s’écrie la Blonde. La contrôleuse attend poliment que l’émotion retombe. — Vous n’avez qu’à descendre à la prochaine gare et retourner à Bruxelles. Là, vous échangerez vos billets, dit-elle.

— Quelle est la prochaine gare ? demande la Brune.

— Ruisbroek, répond la contrôleuse. La Blonde n’a jamais entendu parler de cet endroit et n’oserait même pas en prononcer le nom. Depuis les années qu’elle vit en Belgique, elle n’a pas eu le courage d’apprendre le néerlandais. Aussi, elle préfère ne pas sortir de Bruxelles, considérant cette ville comme l’unique point sûr de son existence. Tout ce qui s’étend autour lui semble étranger, voire barbare, hostile et inquiétant. Par la force des choses, elle se trouve maintenant obligée d’affronter ce monde inconnu qui lui fait peur. Il transparaît derrière les vitres du train sous forme de quelques taches délavées, déformées par les gouttes de pluie. Bientôt, il faudra y plonger.

— Dans combien de temps y a-t-il un train pour Bruxelles ? demande-t-elle avec anxiété.

— Il passe deux fois par heure, répond la contrôleuse d´une voix rassurante. Comme le train ralentit avant d’entrer dans la gare de Ruisbroek, les deux amies mettent précipitamment leurs chaussures et s’emparent de leurs sacs. Elles sautent du train qui disparaît rapidement, les abandonnant à leur sort. La gare se résume à un banc situé le long des rails et un panneau affichant fièrement le nom de la bourgade. Impossible de s’abriter du vent glacial, qui, semble-t-il, souffle plus fort en Flandre qu’à Bruxelles, forgeant ainsi le caractère d’une population travailleuse et tenace.

— Je crois que j’ai laissé ton manteau dans le train, avoue la Brune, affligée.

— Mon manteau ? s’écrie la Blonde. Mais qu’est-ce qui nous arrive ? J’ai pris des billets pour une ville où on ne veut pas aller. Je nous fais monter dans un train qui va n’importe où sauf là où il faut. Tu perds mon manteau. Ce n’est pas normal. On est dans la lune ou quoi ?

— C’était peut-être les gâteaux du Starbucks, suggère la Brune en plaisantant à moitié. Tu ne trouves pas qu’ils avaient un goût étrange ?

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