Au-delà des mots

  • « Tu as regardé dans le tiroir de la table de nuit ? »
  • « C’est le premier endroit où j’ai regardé… »
  • « Mais où a-t-il bien pu la mettre ? »

Dans la chambre de leurs parents, Maxime et Charlotte fouillaient méthodiquement chaque meuble de la pièce.

  • « Il a dit quelque chose à maman avant de l’enlever ? » demanda Maxime
  • « Non, il ne le lui a dit qu’après l’avoir fait. Il ne supportait plus de la voir glisser à son poignet. Ça lui rappelait constamment à quel point il avait perdu du poids. Il lui a même dit qu’elle était devenue une sorte de baromètre: au plus bas la montre glissait chaque jour le long de son avant-bras, au moins de temps il lui restait à vivre. »
  • « Quel décompte morbide…Cancer de… » La gorge de Maxime se noua en prononçant ces derniers mots. Il ravala ses larmes et lança un coussin vers sa sœur. « Allez, on s’y met… »
  • « Oui » répondit-elle dans un soupir. Elle se dirigea vers la pièce attenante à la chambre qui servait de dressing à ses parents.


La pièce était petite mais bien agencée. Des habits pendus aux cintres se dégageait la familière odeur de bois de santal qui avait toujours parfumé leurs armoires.

  • « Si on ne finit pas à temps, le magasin de collecte sera fermé et je ne veux pas devoir continuer ça demain. »
  • « Moi non plus » dit-il en attrapant un grand sac en plastique. « On se débarrasse de tous ses vêtements aujourd’hui. Avec l’hiver, je suis sûr que ça fera des heureux. On fait comment ? »
  • « Je te passe les habits et toi tu remplis les sacs. »
  • « Ok mais n’oublie pas de fouiller chacune des poches. On ne sait jamais qu’il aurait eu la lubie d’y cacher sa montre…Je n’ai jamais compris pourquoi il faisait toujours de si grands mystères de tout… Quand on décide de cacher un objet de valeur, le minimum est de dire à quelqu’un d’autre où il est… »

Charlotte soupira à nouveau et se tourna vers les pantalons de son père, rangés côte à côte sur des cintres.

  • « Tu crois qu’avec toute la morphine qu’il prenait, il se rendait encore compte de ce qu’il faisait ? » répondit-elle.
  • « Peut-être pas… »
  • « Allez on passe la deuxième autrement on n’aura jamais fini. »

Ils travaillèrent en rythme sans parler. Leur silence, proche d’un recueillement funéraire, se brisait parfois lorsqu’un vêtement leur rappelait un souvenir particulier. Ils se le remémoraient alors et riaient de bon cœur, oubliant quelques instants qu’ils ne reverraient plus jamais leur père. Mais la réalité de la situation leur revenait ensuite brutalement, les forçant à reprendre le tri dans une tristesse silencieuse.

  • « N’oublie pas de vérifier chaque poche » lui rappela Maxime au moment où Charlotte s’attaquait aux manteaux.
  • « C’est ce que j’ai fait pour chaque vêtement ! » s’agaça Charlotte.
  • « Si on ne la trouve pas ici, je crois qu’on peut faire une croix dessus… » finit-elle en les balayant du revers de la main.

Charlotte vérifia les poches de chaque manteau décroché. Elle y découvrit des pièces de monnaies, des mouchoirs usagés et des tickets de cinéma, témoins d’une vie qui n’était plus. Elle y découvrit même une petite tortue en bois qu’elle lui avait donné comme porte bonheur quand on lui avait diagnostiqué sa maladie. Cette découverte lui serra le cœur. La montre de leur père par contre restait introuvable.

La nuit était tombée dehors et l’horloge sur le mur du dressing indiquait 17h30.

  • « Ils ferment à 18h30, il faut finir maintenant. On ne la trouvera pas de toute façon. » dit Maxime.

Charlotte acquiesça de la tête et passa sa main sur la dernière veste suspendue. C’était une veste en cuir que son père avait beaucoup portée vers la fin de sa maladie. Le cuir était usé par endroits mais sentait encore son eau de Cologne. Leur père était comme ça. Même malade, il s’était fait beau jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le faire. Parce qu’il avait été un grand homme, et les grands hommes sont toujours sur leur 31. C’est leur mère qui disait toujours ça en parlant de lui. Dans la lumière blanche du dressing, avec tous ses habits emballés dans des sacs, cet effort constant semblait à présent dérisoire.

Charlotte décrocha la veste en cuir et passa sa main dans les poches extérieures. N’y trouvant rien, elle allait la donner à Maxime quand un morceau de papier dépassant de la poche intérieure attira son attention. Il s’agissait d’une enveloppe usée dont la couleur blanche fanée était encadrée d’un bord rouge. Charlotte la sortit et remarqua que le rabat de l’enveloppe n’était pas collé. Elle le souleva et découvrit une fine feuille de papier à l’intérieur. Elle reconnut immédiatement l’écriture de son père dans une encre bleue.

  • « Passe-moi la veste ! » s’impatienta Maxime.

Charlotte la lui tendit distraitement tout en sortant la feuille complètement de l’enveloppe, bien décidée à lire ce qu’il y avait d’écrit dessus.

  • « On n’a plus le temps de parcourir chaque souvenir, le magasin va fermer ! » termina Maxime en enfouissant la veste dans le dernier sac. Il joignit le geste à la parole et sortit de la pièce en amenant le sac avec lui.

Elle replia la feuille, la remit dans l’enveloppe et la glissa dans la poche arrière de son jeans. Elle regarderait ça ce soir chez elle.

Le frère et la sœur arrivèrent juste à temps au magasin de collecte. Les vendeuses les remercièrent chaleureusement pour leur généreuse donation. Dans l’entrée du magasin, une vingtaine de sacs étaient alignés. Ils étaient remplis de chaussures, de costumes, de pulls etc. Une vingtaine de sacs, derniers témoins matériel d’une vie qui n’était plus.

L’après-midi les avait vidés et Charlotte prit congé de son frère en sortant du magasin. Ils avaient prévu de repasser chez leur mère le lendemain pour l’aider à réorganiser le dressing et, surtout, pour lui apporter un peu de soutien moral maintenant que cette étape était passée. Morceau par morceau, leur père disparaissait graduellement du monde des vivants.

Ce soir-là, Charlotte eut à peine le courage de se faire à manger. Elle termina roulée en boule dans le canapé, zappant distraitement de chaîne en chaîne, trop fatiguée pour vraiment regarder quoi que ce soit. Prête à somnoler, elle finit par s’allonger complètement sur le canapé quand son attention fut attirée par un bruissement de papier. Elle passa la main dans son dos et senti l’enveloppe dépasser de sa poche. Elle la sortit prestement, surprise d’avoir pu l’oublier là.

La feuille était vide pour les ¾. En début de page, l’écriture nette et serrée et de son père s’étalait en deux phrases dont l’une avait été interrompue en cours d’écriture.

« Ma chère famille, je sens que ma fin est proche. Si je le peux, je vous enverrai un signe une fois que je serai de l’autre côté et… »

Les mots s’interrompaient là, énigmatiques et en suspens. Charlotte sentit un frisson la parcourir; elle se souvenait maintenant que son père avait toujours dit que, s’il pouvait leur envoyer un signe de l’au-delà, il le ferait. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Sans pouvoir refréner davantage sa peine, elle éclata en sanglots, pressant la lettre et l’enveloppe contre son cœur. A force de pleurer, elle s’endormit peu à peu dans le canapé pour se réveiller en milieu de nuit dans un appartement froid et sombre. Elle coupa la télévision et se leva pour aller se coucher quand son regard retomba sur la feuille et sur l’enveloppe. Dans un demi sommeil, elle prit un stylo et écrivit à la suite de son père « Et maintenant que tu y es, comment est-ce que c’est ? Et surtout, comment vas-tu ? »

Le reste de sa nuit fut court et agité. Charlotte se leva avec le soleil et resta un instant allongée dans son lit à regarder le plafond de sa chambre, se remémorant les évènements de la veille avec son frère. Elle tourna le regard vers sa table de nuit pour regarder l’heure quand elle vit l’enveloppe blanche posée contre sa lampe de chevet. Elle ne se rappelait pas l’avoir ramenée dans sa chambre la veille. Elle la prit entre ses doigts et se redressa dans son lit. Relevant le rabat, elle déplia la feuille qui libéra un parfum de santal. Sur celle-ci, une nouvelle ligne en encre bleue était apparue pendant la nuit. À la suite de sa propre écriture se trouvait à présent à nouveau l’écriture de son père. Il répondait à ses questions.

Gaëlle Famelaer

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