Le Palier

La fatigue était venue subrepticement. Christopher ne l’avait pas vue venir. C’est vrai qu’il voyageait depuis plusieurs heures et rien sur cette autoroute ne venait troubler sa concentration. Rien qui ne puisse interrompre son flot de pensées sur tout ce qu’il laissait derrière lui en partant.

Elle avait été pendant des mois la fille inconnue qui vivait à l’autre bout du palier. La fille au teint diaphane. Une masse de cheveux sombres toujours tirés en arrière, tirant ses traits dans une expression figée de résignation. Christopher l’avait remarquée sans la voir, comme l’on remarque un oiseau qui passe. Jusqu’à ce jour d’octobre, jour où pour la première fois il s’était retrouvé face à elle au moment de monter dans l’ascenseur. Ce jour-là, ses yeux n’avaient pu faire autrement que de se planter dans les siens. Elle avait des yeux tristes qui allaient avec tout le reste, ses cheveux, ses traits tirés, son énergie. Mais ses yeux cachaient aussi autre chose, comme un message. Un message qu’il prit, en y repensant par après, directement pour lui.

Rien de lumineux n’émanait de cette fille et la descente dans l’ascenseur avait été un moment pesant. Instinctivement, Christopher s’était collé contre la paroi opposée pour s’éloigner d’elle. Quand la porte s’ouvrit sur le rez-de-chaussée, il la laissa sortir en premier par courtoisie mais aussi pour qu’elle parte au plus vite. Avant de sortir, elle s’était retournée vers lui. Elle lui avait souri sans chaleur en le dévisageant avec une intensité emplie de désespoir. Christopher frissonna jusqu’à ce qu’elle détourne les yeux… Il y a des regards qui emportent tout avec eux. Même la lumière.

Christopher était de ces hommes que la vie n’avait pas encore marqué. Il paraissait sans âge, s’inscrivant quelque part dans la trentaine, voir la jeune quarantaine. Il était comme un bateau de plaisance, vivant au gré des marées, allant de port en port sans jamais vraiment s’amarrer. Trop jeune pour s’arrêter, trop vieux pour décider de changer.

La fille du palier avait été une première secousse dans la mer calme d’une vie sans remous. Son regard avait été comme un éclair dans le ciel clair de son existence et, depuis ce moment dans l’ascenseur, il ne cessait d’en sentir l’électricité. On garde parfois des choses des gens que l’on croise, des choses que l’on touche. La fille lui avait transmis un hurlement dont il ne savait se débarrasser. Une énergie sauvage qui avait éveillé de vives émotions en lui, si fortes qu’il se surprenait à penser à elle la nuit en faisant les 100 pas dans son appartement. De jour, il guettait ses allées et venues même si il savait que la revoir n’y changerait rien. Le train en lui était en marche.

Bientôt Christopher ne supporta plus sa vie étriquée dans son appartement de célibataire. Là où les journées se raccourcissaient au rythme où les arbres perdaient leurs feuilles, il avait développé un besoin accru d’être dehors . C’était comme s’il avait développé une claustrophobie aiguë et avait désormais besoin d’être le plus souvent possible au grand air. Les soirées pluvieuses étaient devenues l’occasion pour lui de marcher longuement dans les rues de la capitale, regardant les fenêtres éclairées des appartements où des gens affalés sur leurs canapés mangeaient des plats à emporter, hypnotisés par leurs écrans et inconscients que la lumière allumée de leur salon et leurs rideaux tirés les mettaient en scène pour ceux qui avaient osé braver la pluie et l’obscurité extérieure. Il existe des passages secrets dans le monde si on décide de faire différemment des autres.

Cette fille inconnue avait mis sans le savoir le doigt, ou plutôt les yeux, sur une part que Christopher n’avait plus touchée en lui depuis longtemps ; sa relation avec le monde mais aussi avec lui-même, sur son sentiment d’être ou non à sa place, là où il était.

Avec l’automne devant lui, Christopher appréhendait l’arrivée de l’hiver. L’idée de ralentir comme tout le monde jusqu’au printemps lui était devenue impensable. Il tourna et sortit sur une aire d’autoroute. Il freina doucement et arrêta sa voiture près d’un arbre . Il sortit de sa voiture et jeta ses clefs dans un arbuste. Il se dirigea vers la forêt qui s’ouvrait devant lui.

Gaëlle

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