La carpe de Noël

carpe


Il est presque minuit. Il y 2016 ans exactement, l’enfant Jésus est né. C’est un événement bien plus important que mon histoire avec une carpe et pourtant, la naissance du Sauveur m’est à peu près indifférente. C’est une carpe qui occupe mes pensées de manière obsédante. Elle occupe également ma salle de bains puisque je l’ai placée dans ma baignoire. De temps en temps, je lui rajoute un peu d’eau fraîche pour qu’elle puisse bien respirer. Elle agite sa queue en signe de reconnaissance.

De temps à autre, je caresse distraitement ses écailles. J’essaie d’être gentil avec elle puisqu’elle vit ses derniers instants. Elle doit mourir pour servir de repas de fête. Telle est la coutume chez les Tchèques. Ne me demandez pas pourquoi mes compatriotes ne peuvent pas se contenter de dinde comme tout le monde. Nous devons manger une carpe au Réveillon, sinon, ça ne va pas. Sans ce poisson plein d’arêtes dans nos assiettes, nous cesserions sans doute d’être Tchèques.

Si j’avais été à Prague, j’aurais acheté ce poisson dans un des nombreux kiosques qui poussent comme des champignons dans les rues quelques jours avant Noël. Pour quelques couronnes de plus, le vendeur l’aurait tuée pour moi. Mon problème aurait ainsi été résolu. Mais je suis à Bruxelles et, ici, personne ne voudra le faire à ma place. Je dois me débrouiller tout seul même si je n’ai jamais tué d’animal dans ma vie.

Dans la main droite, je tiens un grand couteau. J’essaie de le cacher devant la carpe pour ne pas éveiller ses soupçons. Si le malheureux vertébré le voyait, il pourrait être pris de panique. Un poisson qui se débat est encore plus difficile à tuer.

Déjà, pour trouver une carpe dans Bruxelles, c’était tout un périple.

« C’est de l’autre côté du magasin, » m’a dit un employé du Carrefour quand je lui ai posé la question en français avec mon accent à couper au couteau.

J’ai suivi ses indications mais je me suis retrouvé au rayon « papeterie ». J’ai dû lui expliquer qu’il s’agissait d’un malentendu. C’était une carpe qu’il me fallait, pas une carte avec inscription « Joyeux Noël ». Après avoir compris son erreur, l’employé a déclaré qu’ils n’en ont jamais vendu et n’en vendront jamais. Puis il a ajouté sur un ton taquin qu’il ne mangerait pas un poisson pareil.

« Je ne vous y oblige pas, » ai-je répliqué aussi dignement que possible. « Je voulais juste vous en acheter. »

Je suis rentré chez moi bredouille. J’étais triste et découragé. Non seulement je vais fêter le Réveillon tout seul, au lieu de rejoindre ma famille à Prague, mais en plus, ce sera le premier Noël de ma vie sans manger de carpe. En gros, ce ne sera pas un vrai Noël. Je maudissais mon sort et ma chef qui m’avait obligé de faire la permanence pendant les fêtes. Quelqu’un doit rester au bureau, je peux le comprendre, mais pourquoi fallait-il que ce soit moi ?

Dans l’escalier de l’immeuble, j’ai croisé mon voisin polonais. C’est un ouvrier au visage rouge et large, toujours rasé de près, aux petits yeux bleus malicieux. Dès qu’il me voit, il essaie de me parler en polonais, refusant de croire que je ne comprends qu’un mot sur cinq de cette langue qui est, certes, proche du tchèque mais malgré tout trop différente pour permettre une conversation aisée. D’habitude, je le fuis. Je ne saurais pas quoi lui dire, ni en polonais, ni en aucune autre langue. Mon monde est celui des fonctionnaires européens qui évoluent dans de beaux bureaux bien chauffés, le sien se passe entre un chantier la journée et un bar polonais le soir. Quand il se met à faire la cuisine, l’odeur de choucroute envahit tout l’immeuble. Cela me donne des nausées.

En rentrant dépité de mes courses, une idée m’est venue. Les Polonais mangent bien de la carpe à Noël comme nous, les Tchèques. Mon voisin pourrait savoir où en trouver une.

Je sonne à sa porte. Mateusz ouvre la porte en tenue que l’on pourrait qualifier d’osée. Vêtu d’un caleçon à rayures et d’un tablier coquet de couleur mauve qui ne cache que partiellement son puissant torse poilu, il est manifestement en train de préparer sa nourriture. On entend d’ailleurs siffloter une cocotte depuis la cuisine. Une odeur encore plus offensante que celle de la choucroute en émane et pique mes narines. Je vacille sous son effet mais je réussis à poser à mon voisin la question sur la disponibilité des carpes en région bruxelloise. Mateusz réfléchit et fronce les sourcils. A cause de l’effort, son visage d’habitude rouge devient presque écarlate.

« Karp, karp, » marmonne-t-il. Et puis : «Ile? » Par bonheur, je sais que « Ile » veut dire « combien » en polonais.

« Je suis prêt à payer n’importe quel prix, » je l’assure.

Mais c’est le nombre de carpes qu’il veut savoir, pas le prix.

« Une carpe, juste une. » Je lui montre un doigt pour être sûr de me faire bien comprendre. Je ne voudrais pas qu’il me fasse acheter tout un étang en Pologne.

«Mateusz peut tout trouver, » dit l’homme avec fierté et ajoute : « Attends-moi devant l’immeuble à 8 h. » Il s’exprime en français puisque cette fois-ci, il s’agit des affaires. C’est du sérieux.

A 7 h 59, je sors de la maison. Mateusz est déjà là. Débarrassé de son tablier et emmitouflé dans une énorme doudoune, il ressemble à un personnage d’un roman russe. Il ne lui manque qu’une chapka pour que l’illusion soit parfaite. En me faisant un clin d’œil, il pose un doigt sur sa bouche pour me faire comprendre que toute l’opération est censée se dérouler dans le silence.

Je prends place dans sa voiture. Bien qu’il fasse noir, Mateusz roule sans allumer les phares, sûrement pour ne pas être repéré. Le chauffage dans la voiture ne fonctionne pas. Je tremble de froid et de peur. Il devient évident qu’acquérir la carpe nécessitera d’enfreindre les lois en vigueur sur le territoire belge. Si je me fais arrêter, je pourrais perdre mon emploi. Malgré ce risque, quelque chose en moi me pousse à poursuivre mon entreprise et à faire confiance à Mateusz. C’est mon côté tchèque, prêt à tout pour avoir un morceau de carpe frite dans mon assiette.

Mateusz gare la voiture dans un quartier aux allures de petit village, comme il y en a tant à Bruxelles. Il prend le sac que je lui tends, enjambe un muret et pénètre dans le jardin d’une maison. La lumière des fenêtres éclaire faiblement un petit étang au milieu du jardin. Sans hésiter, Mateusz plonge ses mains dans l’eau glaciale et en sort un spécimen d’au moins 8 kilos. Le poisson se débat et bien que muet, il fait un tel bruit que les occupants de la maison ne manquent pas de remarquer qu’un vol est en train d’avoir lieu dans leur propriété.

Heureusement, Mateusz finit par maîtriser la carpe et se hâte de rejoindre la voiture. Nous partons sous les cris désespérés des anciens propriétaires du poisson. Je tiens le sac sur mes genoux et n’ose pas me retourner sur eux, ni regarder la carpe dans les yeux. Le sac dégouline et l’eau mouille mon pantalon. J’ai honte. Qu‘est-ce que je fais, moi, fonctionnaire européen, avec une carpe volée dans cette voiture qui roule à toute vitesse ? Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette aventure absurde ?

Mateusz, visiblement content du succès de l’opération, entonne une chanson d’amour. « Kocham cię, kocham cię… » Je t’aime, je t’aime… Pour un criminel, il chante étonnamment bien. Il aurait dû se lancer dans une carrière de musicien plutôt que dans le vol de carpes. Mais on ne choisit pas toujours ce qu’on devient. Je n’ai jamais rêvé de devenir fonctionnaire européen moi non plus. Finalement, un peu de sa bonne humeur déteint sur moi aussi.

Arrivé devant la maison, je tends à Mateusz un billet. Il a risqué gros pour moi. Il hésite, comme si tout ceci n’était qu’une entraide banale entre voisins qui ne mérite pas une telle récompense mais finalement, il le prend. Après m’avoir donné une petite tape dans le dos, il me gratifie d’un large sourire et s’en va.

Je monte avec la carpe dans mon appartement. Avec précaution, je la glisse dans la baignoire. Nous nous regardons, tous les deux un peu perplexes. Ni elle ni moi ne comprenons vraiment ce que l’autre fait ici. Puis vient la question cruciale : comment transformer ce géant en repas de Noël ?

Je n’ose pas sonner chez Mateusz pour lui demander à nouveau son aide. Ce gaillard à la carrure d’ours n’y va pas par quatre chemins et il serait capable de perpétrer un véritable massacre. La dernière chose que je souhaite est de voir le sang de la carpe gicler sur les murs de ma salle de bains. J’aurais toutes les peines du monde à expliquer à mon propriétaire l’origine de ces taches suspectes.

Non, je dois enfin prendre mon courage à deux mains et tuer cette carpe tout seul. Si c’était un autre animal, je pourrais le noyer dans la baignoire mais sa nature de poisson exclut malheureusement cette possibilité. Si je garde la carpe en vie, je devrai me résigner au fait de ne plus jamais pouvoir prendre de bains. Ce dernier argument me pousse à l’action. Je serre le couteau dans ma main et j’avance vers la baignoire. Mon instinct de chasseur préhistorique se réveille, étouffant le fonctionnaire européen.

Minuit sonne. Il y a exactement 2016 ans, l’enfant Jésus est né. Son arrivée au monde n’a rien changé. Nous sommes toujours en train de nous entre-tuer.

Veronika

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